Dialogues des Carmélites à La Monnaie de Bruxelles, des Femmes et des Dieux
Ce qui marque chez Poulenc, soutenu par ces interprètes, c’est ce chanté-parlé, cette aisance par la musicalité de simples mots, une humilité de la prosodie. Lorsqu’il découvre le livret de Bernanos, tout semble évident, les courbes mélodiques des répliques apparaissent, et chaque sémantique, propre au personnage, dessine un ton et un chant musical-lexical bien défini.
Encore fidèle à la vision de Georges Bernanos, la mise en scène d'Olivier Py et de son décorateur costumier Pierre-André Weitz, nourrit religieusement la force d’humilité des Carmélites de Compiègne assassinées par la Terreur. Les plateaux épurés, pourtant magistraux, sont d’une puissance et d'une efficacité visuelle à couper le souffle. Entre les installations contemporaines d’Anselm Kiefer et les peintures aux couleurs ocres, blancs crus et gris anthracites de Michael Borremans, le décor évolue fidèlement aux douze tableaux de la pièce, presque religieusement. Chef-d’œuvre de la transformation scénique à la limite de la prouesse architecturale, la photogénie des scènes est remarquable et chaque instant de la pièce pourrait se targuer d’être un tableau.
La grande difficulté de l'œuvre réside pourtant dans la distribution des personnages : cette congrégation où seules résident des femmes, le principal risque étant de sombrer dans une monotonie de ton et unicité de voix féminines. La Monnaie en présente ici deux versions.
Avant même que le panneau de bois ne s’ouvre sur la première représentation, il est annoncé que le froid n’a hélas pas épargné Sylvie Brunet-Grupposo (la prieure) et que l’on avait beaucoup toussé au Carmel : elle est remplacée au pied levé par la mezzo française Sophie Pondjiclis, mais la grande qualité est tout aussi universelle.
Blanche de la Force, ou Blanche de l’agonie du Christ, héroïne partagée entre Patricia Petibon et Anne-Catherine Gillet revêt une fascinante personnalité. Pleine de doute, expressive, la version enfantine de Patricia Petibon semble fidèle au film de Philippe Agostini. Blanche étouffe, et la voix de Patricia Petibon est saillante, presque dure et cruelle. Anne-Catherine Gillet (certainement l'une des Blanche les plus convaincantes du moment) prend plutôt le parti de la jeunesse et de la passion divine, créant un dialogue intéressant en comparaison. La voix de cette dernière semble plus ronde, moins acide, plus douce peut-être, et les aigus semblent ne pas avoir de limite.
La prieure, Madame de Croissy, incarnée par Sophie Pondjiclis, donc, est d’une remarquable qualité vocale. Cette voix appartient au temps des grandes mezzo-sopranos italiennes, aimées de Fellini. Sa diction parfaite et ses graves alimentent une dramaturgie dessinée sur mesure pour la prieure, notamment la scène du décès, qui marque définitivement celui qui la découvre.
Madame Lidoine, partagée entre Véronique Gens et Marie-Adeline Henry, est la nouvelle prieure (suite au décès de Madame de Croissy au premier acte) dont la présence terre-à-terre permet une dureté et une autorité vocale sans précédant dans cet opéra. La voix est déployée, marquée et avec une petite préférence pour la proposition de Marie-Adeline Henry d’une énergie redoutable.
Quel Bonheur que le rôle de Mère Marie ! Réparti entre Sophie Koch qui avait déjà tenu ce rôle au Théâtre des Champs-Elysées en 2013 (lors de la création de cette mise en scène, et où elle reviendra en février 2018 -spectacle déjà complet) et Karine Deshayes, la comparaison ne peut se faire. Chacune s’approprie le rôle avec finesse, Sophie Koch plus fragile, Karine Deshayes plus maternelle. Les voix sont sensibles, fines, aiguisées et puissantes à la fois. Karine Deshayes est inoubliable, comme toujours.
Personnage indispensable de cet opéra, la jeune et joyeuse Sœur Constance, amie et égale de Blanche de l’agonie du Christ, brille d’aigus et de finesse. Partagée entre Sandrine Piau et Hendrickje van Kerckhove, ce personnage est un souffle de jeunesse et d’innocence. Contradictoire et parfois irrationnelle, ses sautes d’humeurs donnent à la voix de Sandrine Piau des aigus vifs, clairs et résonnants, et pour Hendrickje van Kerckhove, c’est le jeu scénique qui surprend le plus. Quelle jeunesse ! quelle beauté !
Les rôles masculins sont certainement plus en retrait dans cette œuvre, mais leur présence est pourtant remarquée, voire ovationnée. L’aumônier notamment, incarné par Guy de Mey, par la puissance de ses graves, ronds et boisés, cerne le caractère protecteur du père des Carmel et la complexité du personnage, qui "trahira" l’Église de peur de perdre sa vie.
Autre Père de l’opus, le Marquis de la Force (Nicolas Cavallier) mène une ouverture énergique, voix posée de baryton, puissante, diction impeccable, aristocrate, accompagné du frère de l’héroïne Blanche, Stanislas de Barbeyrac, ténor aux aigus très sensibles, humbles et résolument mozartiens.
Présence remarquée également pour Nabil Suliman, qui figure trois rôles, Thierry, l’homme de maison, le médecin et finalement le geôlier qui accompagne les protagonistes vers leur destin funeste. Notons la force vocale progressive de Nabil Suliman, baryton de grande qualité, que le public aurait sûrement aimé entendre plus. Rôles masculins secondaires, le ténor Yves Saelens et le baryton-basse Arnaud Richard en commissaires, apportent aux moments tragiques et aux cris aigus des femmes, des notes graves en assurant un accord parfait par leur présence.
L’Orchestre Symphonique de la Monnaie entre pleinement dans le jeu d’appropriation musicale construit par Poulenc, rendant ses thèmes et rappels sonores en maintenant l'unité de la partition, composant magistralement une grille de résonances expressives.
Ainsi se referme un tableau musical, scène vivante au propos noble où chacun mérite de se perdre un instant dans l'intemporalité, vivifiante et remarquable.