On a tous quelque chose en nous d'Anne Sofie von Otter
Anne Sofie von Otter, dans sa longue robe bleu nuit de velours, présente sa noble ligne élancée portant une voix tenue (et ténue) dès Music for a While de Purcell, comme sur tout le reste du programme. La mezzo-soprano s'assied ensuite pour suivre la partition posée sur son pupitre et elle devient autant conteuse que chanteuse, mère-grand au coin du feu, avec les braises dans ses yeux, investie au point de battre la mesure sur ses genoux durant les passages instrumentaux composés par Dowland.
Certes, le souffle s'amenuise sur les fins des phrases les plus allantes, les vocalises manquent d'agilité, mais Anne Sofie von Otter charme même lorsqu'elle prend la parole pour présenter le programme dans son ravissant français à l'accent suédois, ne se tournant vers Dunford que pour lui demander s'il faut rendre une ou un hommage à Mad Bess (à ne pas confondre avec Macbeth) de Purcell.
Les deux accompagnateurs de la soirée ne sauraient paraître plus dissemblables. L'archiluthiste Thomas Dunford a l'élégance d'un jeune britannique, menton levé, lèvres pincées, costume coupé, coiffé en Beatles et tapotant la tablette numérique qui lui sert de partition, alors que le claveciniste Jean Rondeau est un ours des bois, aux longs cheveux, barbe fournie, en jean noir et chemise blanche retroussée, fronçant les sourcils et serrant les lèvres. La musique prouve ainsi une nouvelle fois que l'habit ne fait pas le moine et que l'art n'a que faire des apparences. D'autant que le son des deux artistes s'harmonise à merveille (ce qui est loin d'être évident pour deux instruments polyphoniques). Les interprètes savent se placer dans la résonance l'un de l'autre, s'accompagnant ou dialoguant, à voix égale ou en conversation.
Thomas Dunford émerveille sur l'ayre Élisabethain Flow my tears, extrêmement orné mais par des ajouts virtuoses qui, loin d'égarer la ligne, en agrémentent la beauté naturelle. Jean Rondeau n'est pas en reste, déployant ses talents d'accompagnateur délicat, au clavecin comme à l'orgue.
L'investissement d'Anne Sofie von Otter, son métier et les égards dus à une si belle carrière ne peuvent hélas suffire à apprécier la seconde partie du concert, en français. La voix semble l'exact inverse de ce qu'il faut comme fraîcheur juvénile et fine candeur pour les amourettes pastorales classiques de Gabriel Bataille et Michel Lambert. Les moments marquants de cette partie sont donc Les Sauvages de Rameau pris à toute allure par les instrumentistes et le passage sur lequel le claveciniste hirsute fait "wouaf" en réponse au petit chien dont parle un texte galant.
Le public se sera demandé tout au long du spectacle, pourquoi donc ce concert était intitulé "Barock Is Pop !" (et pourquoi pas Barock'n'roll) ? Le programme imprimé n'est d'aucune aide pour lever le mystère et il faut attendre la dernière partie du programme, annoncé par la chanteuse, pour comprendre que les trois artistes vont interpréter des arrangements variés : Cover me de Björk en harmoniques à l'archiluth et au clavecin sonnant comme un cymbalum, Bertie de Kate Bush, Fields of Gold et Lullaby for an anxious child de Sting (qui a beaucoup œuvré pour rapprocher la musique pop et Dowland). Viennent ensuite et enfin un chant de Noël par Ron Sexsmith, Maybe This Christmas, ainsi que Kathy's Song de Paul Simon (de Simon & Garfunkel), également fredonnés par les instrumentistes, Dunford enfant de chœur et Rondeau caverneux.
Les interprètes annoncent alors en bis, le sourire aux lèvres, "un musicien célèbre" en pointant le ciel de l'index. Le public se met alors à bouillir, dès qu'il entend les premières paroles "On a tous quelque chose en nous de Tennessee". Les artistes allument le feu d'un Johnny baroque et les bravi enthousiastes du public.