Thierry Escaich, capitaine spatial à la Philharmonie
Le concert s'ouvre par la Pavane pour une infante défunte de Maurice Ravel. Les cuivres bouchés forment une nappe sous les délicats pizzicati (pincés) des cordes et leurs ralentis languissants, tandis que les bois délicatement pincés vibrent amplement. De l'Orchestre national de Lyon se dégage le merveilleux frémissement des violoncelles, voyageant jusqu'aux cimes de l'ample acoustique du navire philharmonique. La chantilly prend, enfle, monte jusqu'au sommet de l'émotion.
C'est alors qu'entre le capitaine Thierry Escaich. Il s'installe à son immense tribune d'orgue, en forme de vaisseau spatial immaculé avec ses nombreux jeux latéraux, son pédalier (sur lequel l'interprète semble faire du patin à glace) et trois claviers. Ceux-ci lui permettent de varier les sonorités et les intensités du son, sortant des tuyaux découverts en hauteur par les panneaux coulissant de la Philharmonie. Le compositeur virtuose donne ici la création européenne de son Concerto pour orgue n° 3, interprété au Japon en juillet dernier. L'immensité du lieu est à la mesure de cette œuvre et de son capitaine, embarquant avec lui un orchestre dans l'Espace des gammes par tons et rythmes obstinés.
D'une manière générale, les concertos sont souvent des concertos "contre" plutôt que des concertos "pour" : le concerto pour piano est souvent l'occasion d'un duel entre piano et orchestre. Ce concerto de Thierry Escaich est, à l'inverse, un véritable dialogue entre un instrument-orchestre et une phalange qui reprend, renvoie et prolonge des lignes, rythmes et couleurs, jusqu'en la délicieuse réminiscence de valse viennoise du troisième mouvement. Porté par l'accueil très chaleureux réservé à son œuvre et son interprétation, Thierry Escaich offre avant l'entracte une improvisation fulgurante sur la Pavane de Ravel, confirmant l'École française au sommet mondial des improvisateurs.
C'est ensuite le Chœur Spirito qui est porté par une autre Pavane, celle de Gabriel Fauré, parvenant même à défendre les ridicules paroles imposées par Robert de Montesquiou-Fezensac au chef-d'œuvre musical. Les choristes accentuent les consonnes et la longue douceur des voyelles, intelligemment menés par la direction de Leonard Slatkin qui balaye les vers plats, pour faire tourner les lignes d'un pupitre l'autre et dans cette ample salle.
Le Requiem de Maurice Duruflé (dans sa version de 1947) vient refermer ce concert fort bien construit. Cette dernière œuvre semble en effet s'inspirer des opus précédents du programme : des harmonies de Ravel avec la religiosité apaisée de Fauré et même Thierry Escaich à l'orgue. La douce psalmodie chorale passe en tournoiement aux cordes, soutenues d'amples cuivres. La clarté affermie du pupitre de soprano est l’indéfectible alliée d'une prosodie naturelle, répondant à la chaleur marbrée des contraltos. L'ensemble est porté par la délicatesse inspirée de Thierry Escaich, dont la console s'est garée sur une estrade côté cour (les gradins de scène peuvent descendre au niveau du sol et monter tels des ascenseurs).
Deux solistes proposent dans ce dernier opus des interventions aussi brèves qu'hélas oubliables. Le baryton Nikolay Borchev est stoppé net par l'impossible défi de remplacer Ludovic Tézier (sortant du triomphe dans le Don Carlos superlatif à Paris et d'un récital à Nancy). L'enjeu et la salle ont raison de cette voix que nous espérons entendre dans un autre contexte. Effectuant elle aussi un remplacement (celui de Christianne Stotijn), la mezzo-soprano Virginie Verrez tente de s'élever à la hauteur du défi en grossissant sa voix, par un vibrato très ample, un placement dramatique et une articulation plus sombre que son chant naturel. Les sanglots longs des violoncelles qui l'accompagnent lui donnent pourtant l'exemple de l'adéquation entre un propos, des moyens (un souffle, une couleur) et un placement vibrant.
Le public emplissant entièrement la Grande Salle de la Philharmonie en ce dimanche après-midi salue toutefois allègrement le courage des artistes et la qualité de la soirée, rendant notamment un hommage à Thierry Escaich, Leonard Slatkin et la cheffe de chœur Nicole Corti.