La Clémence d’un nouveau Titus à Garnier
La deuxième distribution, au moins aussi attractive que la première, de la Clémence de Titus (Clemenza di Tito) parisienne prenait ses quartiers ce jeudi. L’œil que jette Willy Decker sur cette œuvre est très sombre : il appuie en effet plus sur la solitude et la désillusion de Titus que sur sa clémence. Bérénice, son amante à la laquelle il renonce au début de l’œuvre pour ne pas mécontenter son peuple est ici un personnage à part entière (dans un rôle muet), ce qui permet de retranscrire visuellement le déchirement de leur séparation. Durant l’entrée triomphante de l’Empereur, point de foule pour l’accueillir, mais l’image forte du monarque seul, de dos, assis sur son trône. Encore, à la toute fin, alors qu’il s’apprête à un nouveau don de lui en donnant l’absolution à tous les conspirateurs, il se trouve seul à jardin, tandis que l’ensemble des autres personnages se groupent à cour.
Willy Decker aime les symboles, auxquels il donne des dimensions extraordinaires. C’est ainsi qu’un immense bloc de pierre, destiné à être taillé en statue, se dresse au milieu du plateau au début : ce bloc est fêlé puis renversé, mais finit par être taillé en un buste plus grand encore que le bloc de départ, projetant, par un savant effet d’éclairages (signés Hans Toelstede) une ombre plus grande encore. Une couronne, exagérément haute, permet de rendre visible l’invisible : l’ambition des personnages. C’est ainsi que Titus s’en défait après son couronnement, celle-ci lui pesant comme un poids insupportable. De même, Servillia, qui renonce au trône par amour pour Annio, la porte par jeu, avant de la poser sur la tête de Vitellia. Cette dernière franchit le pas, allant même jusqu’à se vêtir de la cape impériale et à s’installer sur le trône, celui-ci étant alors placé en déséquilibre sur des morceaux de pierres tombées de la statue. Enfin, Publio hésite une seconde à la poser sur sa tête avant de se reprendre et de la ramener à Titus. Les costumes (imaginés, comme le décor penché et exsangue par John Macfarlane) sont également chargés de symboles : lorsqu’Annio, vêtu de noir, annonce à Servillia que Titus l’a choisie comme épouse, cette dernière le console en lui passant une veste jaune, assortie à sa robe. Une fois que Titus (tout de blanc vêtu) a renoncé à son projet pour ne point séparer un couple si fidèle, Annio reparaît tout de jaune vêtu. Vitellia troque son habit noir pour une belle robe blanche (et défait ses cheveux strictement serrés en chignon) lorsqu’elle décide de se dénoncer, touchée par l’amour de Sesto. Ces symboles sont d’ailleurs repris sur deux fresques qui tiennent lieu de rideaux.
C’est désormais une constante : il ne faut plus confondre deuxième cast et cast moins prestigieux dans les programmations de l’Opéra de Paris. Michael Spyres, sans doute l’un des Titus les plus convaincants du moment, incarne ainsi le rôle-titre après Ramon Vargas. Sa voix s’appuie sur un solide ancrage et une articulation soignée pour escalader des aigus structurés. Sa technique (couverture de voix, legato, trilles) lui permet d’incarner vocalement la douceur du clément Empereur. Mais sa voix reste radieuse, bien que plus sombre, lorsqu’elle exprime sa colère et sa désillusion. Son timbre se fait ainsi tantôt caressant et tantôt violent. Si la voix laisse apparaître des signes de fatigue dans le finale de l’œuvre, sa ligne mélodique n’en surpasse pas moins le tutti général pour en tailler l’un des beaux moments de la soirée.
Dans le rôle de Sesto, c’est Marianne Crebassa, jeune mezzo star du chant français, qui fait ses débuts à l’Opéra Garnier dans les souliers occupés par Stéphanie d’Oustrac au cours des premières dates. Transformée physiquement, elle ouvre large sa voix puissante dans les médiums, celle-ci s’affinant dans des aigus tranchants. Ses trilles et vocalises, gracieuses, balaient l’ambitus de sa partition, s’envolant dans des sauts de notes agiles et sûrs. Si elle surjoue parfois, la musicalité de son phrasé lui permet de transmettre efficacement au public les émotions de son personnage.
En Annio, Angela Brower tient le rôle campé par Antoinette Dennefeld en première distribution. Timide au début de la représentation, elle peine à y exister dans les ensembles. Son duo avec Crebassa est ainsi totalement déséquilibré. Mais petit à petit, sa voix ronde et riche en harmoniques prend de l’assurance. Son volume s’épanouissant, elle peut apporter plus de nuances et de reliefs à son interprétation. C’est même avec une verve d’avocate qu’elle prend finalement la défense de son ami Sesto.
Aleksandra Kurzak, titulaire du rôle dans la seconde distribution, étant souffrante, Amamda Majeski garde ici son rôle. La soprano dispose d’une voix pure dans l’aigu et dont le timbre se colore en descendant vers le médium pour finalement atteindre des graves machiavéliques. Son jeu théâtral restant mesuré, c’est par les modulations de sa voix qu’elle transmet les émotions : ainsi, lorsqu’elle se repent à la fin de l’ouvrage, son phrasé se fait moins dur et laisse place à un lyrisme plus exalté, usant d’un beau legato.
Valentina Nafornita et Marko Mimica font partie des deux distributions. La première en Servillia, dispose d’une voix fine mais bien projetée, au médium rond et au vibrato lent et léger comme le clapotis d’une mer calme. Son piano minuscule, dense et frissonnant est parfaitement audible. Le second est l’éminence grise (ou plutôt noire, dans cette mise en scène) de l’Empereur : sombre, il perd dans cette vision du personnage le caractère profondément humain qui le rend touchant dans la partition de Mozart. S’il manque de consonnes dans son articulation, il dispose d’une voix puissante aux graves profonds : il doit aller les chercher si bas qu’il peine à être en place rythmiquement. Il garde toutefois un timbre brillant dans les aigus qu’il émet avec une certaine aisance.
Le chef Dan Ettinger accorde son interprétation de l’œuvre à la mise en scène, demandant à l’Orchestre de l’Opéra de Paris des couleurs sombres et des tempi lancinants. Si le propos de Mozart et da Ponte est bien sûr amer, il garde malgré tout un message d’espoir, caractérisé dramatiquement par la bonté et la clémence de Titus ou l’amour indéfectible d’Annio et Servilia, et musicalement par des passages d’une grande vitalité. Hélas, cette vitalité disparaît ici derrière le mur de glace musical construit par le maestro. Il confère tout de même un caractère martial à la dernière scène, introduite par des timbales aux peaux tendues jouées avec des baguettes dures, qui reluit ici d’un éclat particulier. Le Chœur de l’Opéra, dont les femmes sont coiffées d’improbables perruques, offre une grande richesse d’harmoniques et de couleurs à leurs interventions.
Il reste ici des places pour voir cette production dans le cadre majestueux du Palais Garnier