Adriana Lecouvreur incandescente à Monte-Carlo
Seul opéra de Francesco Cilea demeuré au répertoire, Adriana Lecouvreur, créé à la scène en 1902, conte les amours contrariés de la fameuse tragédienne de la Comédie-Française et de l’illustre militaire, Maurice de Saxe. L’action se situe à Paris au début du règne de Louis XV. Le livret de cet ouvrage en quatre actes fut inspiré à Arturo Colautti par la pièce éponyme d’Eugène Scribe et Ernest Legouvé.
Cette nouvelle production d’Adriana Lecouvreur présentée dans la salle des Princes du Grimaldi Forum de Monte-Carlo, constitue la pierre maîtresse des festivités nationales monégasques pour l’année 2017. Après l’hymne national, Jean-Louis Grinda, Directeur de l’Opéra, vient annoncer au public que la soirée est dédiée à la mémoire du grand baryton Dmitri Hvorostovsky qui vient prématurément de nous quitter. Il annonce par ailleurs que Roberto Alagna, victime d’une forte trachéite, a tout de même accepté de chanter Maurice de Saxe. Bien lui en a pris, car malgré une gêne perceptible notamment sur certains aigus et un timbre moins solaire que d’habitude, Roberto Alagna, qui interprétait seulement ce rôle à la scène pour la seconde fois de sa déjà longue carrière, s’est révélé proprement irrésistible avec ce legato de rêve qui constitue son point fort, cette diction parfaite et un investissement scénique ici décuplé. L’écriture de Cilea lui convient parfaitement à l’aune de ses moyens actuels et il reste à souhaiter qu’il en vienne à s’emparer plus largement de ce type de répertoire italien. Il trouve en Barbara Frittoli, comme à Barcelone en 2012 lors de sa prise de rôle, une Adriana de grande classe, belle et racée. Dégagée de ce vibrato quelquefois un rien intempestif qui affecte sa ligne de chant, l'italienne témoigne d’un engagement souverain, d’une voix de soprano lyrico-spinto (lyrique appuyée) véritable, longue et souple, d’un art de la nuance que son air de l’acte IV « Poveri Fiori » met particulièrement en valeur. De fait, les duos passionnés Adriana/Maurice apparaissent avec de tels interprètes comme de grands morceaux de la musique italienne du temps.
Le second personnage masculin n’est certes pas à dédaigner. Michonnet, le régisseur de la Comédie-Française, amoureux transi de la tragédienne, voire père protecteur selon les événements, trouve dans le baryton italien Alberto Mastromarino, un interprète puissant, particulièrement attachant. La voix possède de solides appuis et un aigu qui ne cherche qu’à s’épanouir. Marianne Cornetti donne toute sa démesure au personnage virulent de la Princesse de Bouillon. Son redoutable air d’entrée « Acerba vollutà » emporte tout sur son passage dans une sorte de maelstrom glaçant. Rien, ni personne, ne saurait lui résister et tous les moyens sont bons pour parvenir à ses fins, ici reconquérir son ancien amant, Maurice de Saxe ! Le bouquet de violettes empoisonné par ses soins entraînera Adriana dans une mort certaine. Cette grande mezzo dramatique trouve assurément en La Princesse de Bouillon, qu’elle a maintes fois interprété à la scène, le rôle de sa carrière. Allesandro Spina, belle voix de basse expressive, donne du caractère au personnage secondaire du Prince de Bouillon, tandis que le ténor Luca Casalin campe un Abbé de Chazeuil mielleux et caricatural à souhait. Les deux mezzos interprètes virevoltantes de Mlle Jouvenot -Diletta Scandiuzzi- et Mlle Dangeville -Loriana Castellano-, deux comédiennes du Théâtre Français et amies d’Adriana Lecouvreur, tirent facilement leur épingle du jeu. Elles sont épaulées par leurs deux complices à la scène, Poisson -incarné avec la dextérité requise par Enrico Casari- et Quinault -le toujours très présent Antoine Garcin.
La direction musicale de Maurizio Benini, placé à la tête de l’Orchestre Philharmonique de Monte-Carlo et du Chœur de l’Opéra, est un bonheur permanent. Il offre une vision subtile et nuancée de la partition de Cilea tout en maintenant un tempo enlevé et suffisamment dramatique, mais sans ostentation.
La production en elle-même, signée par Davide Livermore, peut laisser perplexe en dehors de la grande maîtrise des ensembles ou de la caractérisation effective des personnages, notamment lors des duos entre Adriana et Michonnet, beaux moments poignants d’intimité et de sincérité. Le metteur en scène décale l’action au début du XXe siècle, introduisant des images de guerre tout au début de l’ouvrage et transformant le salon du Prince de Bouillon en hôpital militaire. Et surtout, il rend un hommage appuyé à Sarah Bernhardt interprétant une de ses incarnations majeures de tragédienne à la scène, Adriana Lecouvreur. Entre les affiches de Mucha la représentant dans le rôle, la projection de scènes reconstituées du film muet tourné par la Divine en 1913 (considéré comme hélas perdu et dont elle avait rédigé elle-même le scénario d’après la pièce de théâtre) avec Barbara Frittoli, la visite aux poilus comme elle le fit réellement, ici transposée chez sa rivale la Princesse de Bouillon ou l’ajustement de sa jambe articulée par sa servante à l'Acte IV (Sarah Bernhardt avait subi dans sa vieillesse l’amputation de sa jambe droite, ce qui n’a réduit en rien ses activités et sa représentation permanente à la ville), l’approche est ambitieuse et ne colle pas toujours au déroulement de l’opéra en lui-même. Il faut y ajouter le ballet de l'Acte III réglé par la chorégraphe Eugénie Andrin qui, sur la charmante pastorale voulue par Cilea du « Jugement de Pâris », s’inspire des chorégraphies révolutionnaires de Vaslav Nijinski de ces mêmes années précédant la Grande Guerre, Le Sacre du Printemps ou Prélude à l’après-midi d’un Faune. Il n’est pas toujours facile de s’y retrouver dans cette approche bien particulière et cette superposition d’époques ! Le collectif Gio Forma et Davide Livermore ont élaboré un plateau tournant, utilisé de façon très pertinente à l'Acte I pour évoquer l’ambiance survoltée entre scène et coulisses de la Comédie-Française lors de la représentation du Bajazet de Racine, le rôle de Roxane constituant avec Phèdre, l’un des rôles phares d’Adriana Lecouvreur mais aussi de Sarah Bernhardt. Mais le principe, réitéré aux actes suivants, parvient moins à convaincre.
Il faut saluer sans aucune réserve les costumes proprement magnifiques créés par Gianluca Falaschi, dignes des deux reines du théâtre français évoquées et les lumières propres à les mettre pleinement en valeur de Nicolas Bovey. À chaque fin d’acte, un ardent halo de lumière magnifie Adriana Lecouvreur, comme s’il rayonnait de l’intérieur même du personnage, tandis que le reste du plateau sombre dans le noir : un moment fort du spectacle. Pour l’anecdote historique, Sarah Bernhardt triompha sans partage lors de la soirée inaugurale de la Salle Garnier du Casino de Monte-Carlo en janvier 1879. Juste retour des choses. Cette production attractive d’Adriana Lecouvreur est le fruit d’une collaboration entre l’Opéra de Monte-Carlo, l’Opéra de Saint-Étienne (elle y sera présentée en janvier 2018 avec Béatrice Uria-Monzon et Sébastien Guèze) et l’Opéra de Marseille.