La Passion selon Sade à l'Athénée : #balancetonporc
Entouré du drapeau français et du drapeau européen, le pupitre d'un politicien trône devant la scène, affichant pour slogan "Français, encore un effort". Ce titre est celui d'un livre du marquis de Sade exhortant son peuple à devenir parfaitement républicain en bannissant la religion et en abolissant également la peine de mort. Ce dernier souhait, humaniste, est en fait très intéressé, le marquis emprisonné par la Terreur entendant alors la guillotine révolutionnaire qui l'attend. Ce discours joué par le tribun Eric Houzelot en prologue à La Passion permet donc de dénoncer l'hypocrisie du discours politique mais aussi de l'homme politique : c'est ce même personnage qui va ensuite rejoindre le boudoir formé sur scène par un cocon de velours vert, et qui assouvira ses plus bas instincts après avoir fait la morale aux citoyens.
L'athéisme est à présent le seul système de tous les gens qui savent raisonner.
Sur la musique d'un orgue lugubre, tout droit sorti du Fantôme de l'Opéra ayant envahi l'Athénée, Eric Houzelot éclairé d'ombre se déshabille entièrement sur scène, fait sa gymnastique, assouplit sa cravache et défile en se fouettant la croupe. Après avoir rangé ses chaussettes dans le frigo, avec le crucifix, il est prêt à réveiller Raquel Camarinha qu'il appelle Justine/Juliette (du nom des livres de Sade : Justine, ou les malheurs de la vertu et Juliette, ou les Prospérités du vice).
L'orgue laisse place, dans le fil de sa résonance, au miroitement hypnotique de l'Ensemble Multilatérale dirigé par Léo Warynski, passant des deux pianos (dont un allègrement et littéralement fouetté) aux riches percussions (avec coquilles Saint-Jacques : réunissant le symbole sexuel féminin et le saint pèlerinage, l'exact oxymore d'une passion sadique), à la flûte (qui offre un solo virtuose balayant les jeux modernes à l'instrument avec maestria), la harpe (qui claque son instrument), le hautbois et le hautbois d'amour, le cor et le violoncelle.
La Passion selon Sade est déjà par son titre un absolu blasphème, mariant l'épisode le plus sacré du monde Occidental (la souffrance expiatoire du Christ) avec son homme le plus parjure qui soit. Cet opus est un opéra de passions violentes dont les coups de fouet rythment une musique savante et qui a pour premières paroles des ahanements et gémissements allemands. Le texte varie d'abord peu, offrant de longs "ah" charpentés, riches en airs et gutturaux, marquetés d'accents accelerando et crescendo. Les syllabes se muent en mots, rares, sombres et précieux, puisés dans le sonnet « Ô beaux yeux bruns », de Louise Labé (1524-1566). C'est ainsi que Raquel Camarinha, allongée sur le divan, sort de sa torpeur en imitation des bois pointés mais convoquant bientôt l'ancrage grave de son mezzo vigoureux qu'elle emporte en des aigus, éclatant de panique lorsqu'elle s'éveille tout à fait.
La pièce offre alors deux épisodes en miroirs. D'abord l'homme fouette la dame puis ils s'endorment. Le rideau derrière eux s'ouvre pour découvrir le son des instrumentistes et les intégrer pleinement à la scénographie : ils forment des tableaux vivants, moquant ou mimant les jeux sadiques. Puis ce rideau se referme. De retour dans le boudoir, les deux personnages s'éveillent et c'est désormais la femme qui prend le contrôle. Elle interprète tout d'abord son grand air, traversant l'ambitus et le spectre des nuances, portée sur des fusées vocales maîtrisées et convoquant l'assurance d'une technique lyrique (notamment la noble messa di voce : changement d'intensité en cours de phrase). Ayant conquis le plateau par la voix, elle bande les yeux de son bourreau devenu victime dénudée, lui met du rouge à lèvres, le mène en laisse, le chevauche, l'étrangle, le laissant pour mort. Elle se rhabille alors et se rechausse comme pour partir, fuir ce lieu de torture. Le rideau derrière elle s’entrouvre sur un trio de vent et une tête de sanglier au bout d'une pique (une application animale de #balancetonporc). Mais elle enlève sa veste et se rallonge sur le divan, reprenant sa place, prête à recommencer le jeu, prisonnière consentante.
Malgré les deux spectatrices âgées parties durant la représentation en souhaitant bien audiblement "Bon courage !" au public (l'une d'elle revenant déranger le spectacle pour récupérer son foulard oublié), les "spectateurs.rices présent.e.s" -hélas peu nombreux- applaudissent chaleureusement la prestation.