Le Ballet Royal de la Nuit à Versailles : le plus vieux cabaret du monde
La partition réinventée marie ballet français avec des ajouts d'opéra italien. Les musiques de Jean de Cambefort, Antoine Boesset, Louis Constantin, Michel Lambert (et probablement Lully qui y danse avec le Roi) rencontre les opéras Ercole amante de Francesco Cavalli et Orfeo de Luigi Rossi : deux maîtres invités à la cour par Mazarin.
Le roulement de tambour annonce la première des quatre Veille. La nuit prend place sur scène annonçant qu'elle va présenter toutes les créatures sur lesquelles elle s'apprête à jeter ses voiles. Un immense défilé va alors se succéder à travers ce plateau nocturne (point de décors, des murs noirs et de rares touches de couleur). Se suivent comme un défilé au cirque : jongleurs, acrobates, Prothée en robe blanche pailletée assortie du col d'Elvis Presley tout en maniant son fouet à diodes vertes, des sirènes roulant au sol, quatre géants empruntés au clip des Daft Punk : Around the world puis leurs comparses arachnéens avec le même œil électronique, dansant la farandole suivis de près par des bandits en chaussures-rollers.
Vient alors la femme à barbe en tutu, perruque et souliers rose parmi les Coquettes (dans sa note d'intention, la metteuse en scène Francesca Lattuada cite Conchita Wurst et Lady Gaga). Voici l'homme élastique, les juges qui échangent leur carrosses-brouettes, l'allumeur de lanterne et le lièvre lunaire (sorte de mélange entre Le Petit prince et Miyazaki), une bourgeoise tout en vert saluant telle la reine d'Angleterre (elle en perd hélas son chapeau, dévoilant sa calvitie avant que ses porteurs ne tirent les manches du véhicule pour mimer des arts martiaux, avant l'entrée de deux vrais-faux samouraïs), ainsi que de noirs Barbapapa cyclopes culbuto. L'ensemble incroyable de ces artistes aux physionomies les plus disparates se réunissent dans la bien-nommée Cour des miracles. Nous n'en sommes qu'à la première des quatre veillées qui continueront le spectaculaire défilé avec cheval de kermesse. Le Roi lui-même vient régulièrement présider le cortège de son immense stature et musculature mauresque, perché sur des jambières rouges compensées et se dévêtissant jusqu'au slip.
Sébastien Daucé dirige les musiciens de son crayon rouge et bleu, puis d'une main gauche assurément douce et agile. Preuve admirable du travail effectué sur cette œuvre dont il a publié un enregistrement partiel en 2015, il se détache souvent de la partition posée sur son instrument à double clavier (le supérieur jouant du clavecin, l'inférieur de l'orgue positif). Les instruments d'époque offrent tous (à l'exception du cornet à bouquin) leur plus belle musique. Les harpes déploient avec les luths un continuo merveilleux de douceur et d'assurance, parfaitement appuyé par le claveciniste qui suit et reprend les lignes du chef. Les flûtes réjouissent, du léger flûtiau au chaud syrinx. Les cuivres sont nobles et ronds, les percussions processionnelles.
Lucile Richardot interprète La Nuit et Vénus avec la voix de "bas-dessus" (nom baroque correspondant à la mezzo-soprano). Sa voix parfaitement juste et placée témoigne de sa maîtrise du répertoire, sans qu'elle ne dépasse un volume modéré. L'autre Vénus est Caroline Dangin-Bardot à qui revient également la lourde tache de chanter Le Silence. Elle y parvient à merveille avec sa délicate voix de dessus (soprano comme le reste de la distribution féminine). Violaine Le Chenadec est Une Heure, Cintia et Une Grâce française à la plus audible production, maîtrisant le passage de la voix droite au vibré montant aisément vers de beaux aigus. Autre Grâce française, mais surtout Eurydice puissamment éplorée, Caroline Weynants déploie un lamento tout en legato, offrant une poignante longueur de souffle à des sanglots tenus. Les très beaux personnages de Pasitea et Mnémosyne ont beau être malmenés sur scène, il n'en est rien dans la voix de leur chanteuse, Judith Fa. Deborah Cachet est une lune montant sur un filin d'aigus argentés, puis une poignante Déjanire (dernière épouse mortelle d'Hercule), avant de rendre justice, par sa voix, aux rôles de Grâce et de Bellezza. Ilektra Platiopoulou complète le gynécée (remplaçant Caroline Meng initialement prévue) par une Junon plus guerrière que sage, son personnage ayant maille à partir pour défendre les liens sacrés du mariage.
Les quatre différentes voix masculines viennent agrémenter les ensembles et les soli. Le haute-contre (ténor aigu) David Tricou offre un doux soleil vocal au dieu Apollon et à L’Aurore, fort doucement vibrée. Davy Cornillot incarne Endymion, amant de la lune qu'il rejoint par une voix brillante d'aigus, malgré le registre de taille (ténor plus grave). La basse-taille (baryton-basse) d'Étienne Bazola déploie sa prosodie toujours aussi remarquable et sait magnifiquement couvrir en montant vers les aigus. Enfin les deux basses impressionnent et portent les ensembles : Renaud Bres en Hercule par la profondeur du timbre et Nicolas Brooymans, Grand Sacrificateur à l'immense stature avec des résonances imposantes, sombres et cuivrées.
Le Chœur enfin est à lui seul un sommet, exempt de tout reproche et emprunt de tant de qualités. Son homogénéité, d'une harmonie parfaite, déploie une caresse royale, douce et puissante.
C'est porté par ce plateau vocal et cette fosse royale que la Passacaille mène au feu d'artifice final. L'aurore vient allumer ses feux et mettre fin à la nuit. Tous les personnages reviennent sur scène, dont un petit enfant avec un soleil en carton doré autour de la tête, mais c'est une fausse piste : le rideau en fond de scène se lève et révèle, dans une lumière aveuglante, le Roi Soleil éblouissant, toujours en jambières rouges compensées. Les cotillons éclatent sur scène, juste avant l'immense acclamation du public.