À la Philharmonie de Paris, un jeune bouquet de six voix très équilibré
Après une brève introduction à l’orchestre (le « Curtain tune » de Matthew Locke), des voix émergent du silence aux quatre coins de la salle des concerts de la Cité de la Musique à la Philharmonie de Paris. Introduisant le spectacle par les Cryes of London d’Orlando Gibbons, les 6 jeunes chanteurs se dévoilent aux yeux du public : Natalie Pérez (soprano), Natasha Schnur (soprano), Eva Zaïcik (mezzo-zopano), James Way (ténor), Josep-Ramon Olivé (baryton) et Padraic Rowan (basse). Deux heures durant, les jeunes artistes proposent des interprétations rafraîchissantes du répertoire anglais, mêlant poésie, sensibilité et humour.
Le programme de la soirée est composé de deux parties : The Mystery of Music et A Night of Revels. Une même volonté les unit : célébrer. Célébrer les charmes de la vie à la campagne (« O the pleasure of the plains », Haendel), célébrer les instruments de musiques (« Strike the viol, touch the lute », « Wondrous Machine » de Purcell et « The soft complaining flute » de Haendel), célébrer les dieux (« Bacchus if a pow'r divine », Purcell), la nuit (« One charming night ») et surtout la musique, avec la reprise de Purcell du vers shakespearien (« If music be the food of love »).
Au fil du concert, les chanteurs, soutenus par la direction impeccable de William Christie et par le jeu de musiciens talentueux comme Thomas Dunford (théorbe) ou Myriam Rignol (viole de gambe), savent transmettre au public une puissante énergie teintée des différentes atmosphères de chaque morceau.
La
mise en espace, fruit du travail de Sophie Daneman, est très
astucieuse. Les chanteurs investissent en effet l’ensemble de la
salle tout au long du concert. Dès lors, le public est parfois amusé,
parfois hypnotisé, mais souvent surpris par ces figures sortant des
ténèbres. La gestion de l’espace et le jeu d’acteur de
ces derniers font du concert une prestation vivante, parfois même
théâtrale. Le paroxysme de cette théâtralité est assurément
l’interprétation de l’air « Bacchus is a pow'r divine » de
Purcell par Padraic Rowan, dans lequel la jeune basse, célébrant le dieu du vin, finit
par achever son air en titubant, une couronne de fleurs sur la tête,
jusqu’à s’effondrer sur le dos au moment de l’accord final. Un
moment plus solennel et émouvant est le début de l’air « See,
even night herself is here » (Purcell) chanté par Natalie Pérez au début de la deuxième partie du concert. Sous les
nappes mélancoliques de l’orchestre, la soprano arrive du fond de la salle, majestueuse, une bougie à la main, puis accède à la
scène et annonce au public « Voyez ! La Nuit est là. »
La disposition du programme permet à la fois de faire entendre le groupe dans son unité, et de porter un éclairage sur chaque chanteur. Ce qui marque en écoutant les morceaux chantés en tutti, c’est le profond équilibre qui existe entre les différentes voix. Cet équilibre est d’autant plus perceptible lors des interprétations a cappella, dans lesquelles les six voix forment de magnifiques architectures sonores. À ce sujet, l’interprétation proposée de l’air « Come sable night » (John Ward), dans laquelle les six chanteurs, assis et recueillis sur le côté droit de la scène, appellent la venue de la nuit, reste un moment fort de la soirée.
Dans ces
interprétations groupées, chaque chanteur reste imperturbable
malgré certains passages rapides où la polyphonie est exigeante. Et
lorsqu’un soliste est mis sur le devant de la scène, les autres
s’écartent, mais ne disparaissent pas. Ils l’écoutent, le
regardent, de près ou de loin.
La soprano Natalie Pérez s'impose par une voix puissante et une grande aisance dans le phrasé. Son timbre, modulé selon les circonstances, est parfois rond ou perçant. Dans l’air solennel « See, even night herself is here », la soprano fait entendre une voix intime, douce, avec un phrasé élégant. Au contraire, dans le pénultième air : « Now the night is chas'd away » (Purcell) sa voix s'impose parfaitement au-dessus de l’orchestre et des cinq autres chanteurs lors de passages où le thème lui est confié.
La
soprano Natasha Schmur déploie une grande habileté dans des morceaux assez
lents, sa voix s’élevant, délicate, au-dessus de la basse continue. Dans
« If music be the food for love » (Purcell), les aigus sont cristallins,
subtils, avec une légèreté dramatique. La soprano déroule les vocalises en volutes ornementales. Elle se fait toutefois plus discrète dans certains morceaux en
groupe, notamment dans l’air « As steals the morn upon the
night » chanté avec James Way, dans lequel sa voix paraît timide
face à celle du ténor. A
contrario, la soprano est très convaincante dans le chœur de femme « Fairest
isle » avec Natalie Pérez et Eva Zaïcik.
Parmi les rôles féminins, c’est la mezzo-soprano Eva Zaïck, révélation lyrique de l’Adarni 2016, qui sait tirer son épingle du jeu par sa présence sur scène et par sa maîtrise de la voix. Son timbre mordoré, son aisance dans les passages rapides et sa diction remarquable subliment les airs dans lesquels elle est soliste. Accompagnée par Thomas Dunford au luth au début de l’aria « Welcome, blacke night » (Dowland), elle propose une interprétation très intime, mêlant des aigus assurés et des médiums très expressifs à un phrasé sans accroc.
Chez
les hommes, le ténor James Way apporte une riche palette de
couleurs au groupe par son timbre chaud et rond. Dans les morceaux tutti,
le ténor est d’une grande expressivité. De plus, son
aisance sur scène est un atout incontestable. Dans l’aria
« Sharp violin complain » (Purcell) celui-ci entre dans
une véritable confrontation musicale avec deux des violonistes de
l’orchestre, lesquels jouent debout sur le devant de la scène spécialement pour cet air.
Josep-Ramon Olivé assure au long du concert une prestation vocale solide. Son timbre chaleureux de baryton se mêle adéquatement à ceux des autres chanteurs. Dans l’aria « Wondrous machine », où il fait avec humour l’apologie du basson contre la prétendue supériorité du luth et de la viole, sa voix est profonde, cuivrée. Le baryton conserve une grande netteté d’élocution malgré certains passages où les syllabes s’enchaînent avec une grande rapidité.
Si
Padraic Rowan est assez discret dans la première partie, où il soutient le groupe par des graves ronds et chaleureux,
celui-ci sait faire ses preuves comme soliste dans la deuxième
partie. Dans l'air « Bacchus is a pow'r divine », véritable ode au dieu du vin, sa voix de basse chantante, puissante et timbrée, envahit toute la salle. Et malgré la
singularité du rôle qu’il doit alors tenir (un personnage ivre, titubant
sur scène une bouteille à la main), celui-ci conserve
une totale maîtrise de sa voix.
Le concert se termine par la deuxième partie des Cryes of London. La nuit s'achève, le tumulte londonien reprend, les lumières de la salle se rallument. Après l'accord final, le public est conquis. Les « bravo » fusent dans la salle, les applaudissements sont généreux, et William Christie, appelant ses jeunes chanteurs et Sophie Daneman sur scène pour les salutations, sourit.