La Rondine à Toulouse : cette hirondelle fait notre printemps
Après Ernani de Verdi la saison passée, le Théâtre du Capitole remet dans la lumière un autre chef-d’œuvre rarement donné d’un maître italien : La Rondine de Puccini. L’opus, que Puccini écrit au sommet de son art, à 60 ans, est pourtant très intéressant musicalement, avec sa riche orchestration, ses lignes mélodiques entêtantes et son décoiffant final de l’acte I. À mi-chemin entre Manon Lescaut (pour son sujet) et La Bohème (pour son ambiance), il est également passionnant dans sa dramaturgie, souvent comparée à celle de La Traviata. Certes, Magda n’est pas malade et elle ne meurt pas à la fin (réchappant comme Minnie dans La Fille du Far-Ouest avant elle), mais comme Violetta Valery, elle renonce à son amour pur et retourne dans les bras d’un amant sordide, afin que son sulfureux passé n’éclabousse pas l’honneur de l’homme aimé. Si l’opéra n’est donc pas tragique, le drame n’en est pas moins profond : quand la traviata (dévoyée en italien) est forcée au sacrifice par Germont, cette rondine (hirondelle en italien) en décide elle-même, malgré la bénédiction reçue de la mère de Ruggero, certes ignorante de son passé.
La mise en scène a été créée en 2002 par Nicolas Joël et est réalisée cette saison par Stephen Barlow, après avoir fait le tour du monde. L’action y est replacée dans un beau décor Art déco (signé Ezio Frigerio) : fidèle à lui-même, le metteur en scène y respecte scrupuleusement le livret, permettant au public de goûter à la délicatesse de cette œuvre trop méconnue. L’instant de vie photographié à l’acte I, chez Madga, est passionnant grâce au travail réalisé avec les seconds rôles sur le jeu muet. À l’acte II, l’ambiance festive et vivifiante de chez Bullier (qui porte bien son nom, bien que la coupe renversée par Magda émette un bruit de plastique et non de cristal) est notamment symbolisée par les amusantes chorégraphies imaginées par Katherine Dubuisson-Tailhades. À l’acte III, sous la serre niçoise, la psychologie des personnages est explorée avec minutie. Lors des derniers instants, l’arrivée de Rambaldo (qui entretient Magda au début de l’opéra), souligne le futur qui attend la jeune femme : elle est alors baignée de lumière sur une scène plongée dans le noir.
Bien que Keri Alkema ait été initialement prévue, c’est Ekaterina Bakanova qui interprète le rôle-titre. Quelle que soit la qualité de la première, le public ne trouvera aucune raison de s’en plaindre tant la soprano russe en offre une admirable composition. Dans un style proche de celui de Venera Gimadieva, elle offre un personnage à la fois candide et sauvage, provoquant une émotion d’un clignement de cil, d’un léger mouvement de la lèvre. Ses moues charmantes semblent en permanence pouvoir déboucher sur un large sourire, un baiser ou une morsure. Sa voix dense et puissante est projetée comme une flèche vers le public, malgré une jolie couverture vocale. Elle affiche une rondeur poétique et un vibrato rapide comme les battements d’un cœur amoureux. Ses graves sont bouillonnants et ses aigus très structurés sont tenus dans des piani intenses, émis bouche presque fermée, et dont elle rompt le fil d’un geste sec de la main.
Dmytro Popov est un étonnant Ruggero, à l’instrument si imposant qu’il semble à première vue impossible d’en tirer des nuances. Il parvient pourtant à moduler son interprétation selon l’émotion du personnage, de l’exaltation du premier acte jusqu’au désespoir au dernier. Disposant de médiums de baryton, il atteint sans difficulté des aigus charpentés, au timbre solaire. Son jeu réservé s’accorde bien à la candeur hésitante de Magda. Le buste tendu vers l’avant, il articule largement le texte de Giuseppe Adami. La seule imperfection de son interprétation réside dans l’irrégularité de son vibrato.
Marius Brenciu campe un poète Prunier hautain et insupportable, à la fois cynique et camarade, mauvais amant (il maltraite la pauvre Lisette) et oiseau de mauvais augure (c’est lui qui provoque le déclic qui conduira Magda à renoncer à épouser Ruggero). Si le bât blesse dans des aigus tirés, les basses ravissent par un timbre chaud et suave et une émission délicate. La perversité qu’il instille dans sa prononciation du mot « perversa » est un régal. Lisette prend les traits d’Elena Galitskaya. Sa prosodie véloce et ciselée en fait une servante piquante, mais émouvante également. Sa voix pointue peine toutefois à dépasser l’orchestre. Lorsqu’elle y parvient pour conclure une ligne mélodique, son organe se crispe et offre un son âpre. Gezim Myshketa est un Rambaldo débonnaire, à la voix caressante, très profonde et large, y compris dans l’aigu.
L’acte I offre une galerie de six personnages. Les trois compagnes de Magda sont la charmante Norma Nahoun (Ivette), aux grands yeux et à la voix tranchante et pure, l’élégante Aurélie Ligerot (Bianca) au médium chaud et charnu, et la pétillante Romie Esteves (Suzy) à la puissance limitée mais au jeu théâtral engagé. Les parties solistes des trois hommes, Benjamin Mayenobe, Vincent Ordonneau et Yuri Kissin, sont limitées à la partie congrue, mais ils participent avec vigueur aux ensembles. Le Chœur du Capitole préparé par Alfonso Caiani, est bien en place, à la fois précis, puissant et vif. Les lignes musicales des pupitres s’entremêlent créant différent plans sonores, bien structurés.
L’Orchestre national du Capitole est dirigé pour l’occasion par Paolo Arrivabeni, qui parvient à maintenir un rythme engagé tout au long de la soirée, et à marquer dès l’ouverture les contrastes entre les ambiances festives et insouciantes, et les passages plus lyriques propres à la passion amoureuse. Lorsque le rideau descend pour la dernière fois des cintres dans son majestueux mouvement de drapé, le public ovationne les protagonistes, ravi de l’œuvre choisie, et du choix des artistes pour l’interpréter.
Il est encore possible de réserver des places pour la Rondine, mais dépêchez-vous !