Un Don Pasquale acidulé à l’Opéra-Théâtre de Metz
Même si le public est conscient que Don Pasquale est une œuvre comique et que le long préambule propose une entrée en matière tonitruante, les violoncelles de l’Orchestre National de Lorraine distillent de la douceur, et les cuivres une certaine solennité. L’écho de la commedia dell’arte est perceptible dès le lever de rideau dans ce théâtre à l’italienne, le plus ancien en activité dans l’Hexagone. Le décor joue sur la figure géométrique du damier, au sol avec des carreaux noirs et blancs, en arrière-fond avec ce même motif qui se pare de couleurs différentes selon l’avancée de l’argument, et surtout avec l’arrivée d’Arlequin, interprété par le baryton Julien Belle. La vivacité des couleurs de son costume authentique s’allie à la gestuelle du personnage gracile, serviteur de Don Pasquale.
En bonnet de nuit et longue chemise, le maître, incarné par le baryton Michele Govi, se fait raser par son domestique. Sa présence scénique est immédiatement implantée, et fait penser à une inversion de la tirade de Jacques dans Comme il vous plaira (« l’amoureux qui soupire Tel un soufflet de forge », « Le sixième âge figure Le vieillard de la farce, tout maigre et en pantoufles, Sur le nez : les bésicles, au côté : l’escarcelle »), puisqu’il passe du « sixième âge » de la vie, vieillard usé conquérant une nouvelle jeunesse à l’annonce de son mariage imminent avec sa « petite femme » (sposina), dansant avec sa chaise, puis se fatigant à nouveau. Michele Govi a certes le privilège d’avoir l’italien pour langue maternelle, mais cela ne garantit pas une articulation parfaite. C’est pourtant bien le cas ici, et l’exercice particulièrement périlleux de la diction galopante de Don Pasquale dans le jardin au troisième acte constitue le sommet de son art. Le timbre du baryton ne perd jamais en profondeur, sauf lorsque la déconvenue du personnage l’exige.
L’autre baryton italien, Alex Martini en Docteur Malatesta, queue de cheval attachée par un ruban fuchsia et pantalon de la même couleur, séduit lui aussi par sa diction millimétrée et la richesse de son timbre, qu’il conserve lorsqu’il raille la naïveté de Don Pasquale. À lui de mettre au point le cruel stratagème auquel Arlequin participe également. Après la description de Norina qui réveille les ardeurs enfouies de Don Pasquale, l’arrière-fond de la scène laisse entrevoir la promise derrière un voile de gaze, telle une Salomé dont la danse serait coupée net puisque, lorsque Don Pasquale ôte le voile, c’est Arlequin qui surgit. Effet comique garanti.
La déception est grande pour le vieillard, qui s’entretient avec Ernesto, le ténor Patrick Kabongo, vêtu en Pierrot, le bas du visage peint en doré. Il agrémente ses très beaux aigus d’élégants vibratos, qu’il déploie avec aisance, maintenant bien son souffle en toute circonstance, qu’il se moque du mariage de son oncle, qu'il pleure ou qu'il soit sous le choc de la révélation de l’identité de la mariée. Les duos de Michele Govi et Patrick Kabongo offrent une belle réciprocité qui se prolonge lorsque le rire de l’un se superpose aux pleurs de l’autre.
Changement de décor avec un petit boudoir pour l’entrée de Norina, la soprano Rocío Pérez (issue du Studio de l'Opéra de Lyon). Habillée d’un cerceau rose de crinoline sans le tissu, de bas et d’un bustier roses eux aussi, elle déploie la palette de ses aigus pendant qu’Arlequin lui apporte du parfum et lance des paillettes sur sa future patronne. Rocío Pérez fait l’effet d’une bombe : son timbre fend l’air et est merveilleusement tenu. Le choix de mise en scène est toutefois surprenant pour une Norina qui assure être « prête à tout sauf trahir son amour » mais flirte délibérément avec Malatesta et accepte le marché contre quelques billets. Ce travail sur le personnage n’empiète cependant pas sur les qualités vocales du superbe duo entre Alex Martini et Rocío Pérez qui leur vaut les applaudissements du public.
C’est Arlequin qui intime de la main au public (et à l’orchestre !) l’ordre de se taire avant que le rideau ne s’ouvre à nouveau sur la rencontre entre Don Pasquale et Norina. Deux personnages masqués à la vénitienne viennent ajouter des chaises au décor, pendant que le magistral solo de trompette retentit, et préfigure la douleur touchante d’Ernesto.
Lorsque Don Pasquale revient, c’est Monsieur Jourdain qui arrive. Comble du ridicule, son costume rassemble, dans les tons noir, cerise et blanc, les différentes couches d’un gâteau. Sa perruque brune apporte la touche finale au dessert et s’apparente à un nappage de chocolat sur son crâne. Le code couleur vestimentaire est ingénieusement utilisé, puisque les reflets fuchsia et violine de l’habit de Malatesta se retrouvent dans la robe et le voile de sa « sœur » Sofronia.
Michele Govi bégaie puis tombe à la renverse devant Norina/Sofronia, Rocío Pérez adopte une voix de crécelle et étire chaque allitération, et le trio « Fresca uscita da convento » fonctionne parfaitement. Le notaire indispensable à l’union est incarné par Julien Belle, qui troque son costume d’Arlequin pour une cape verte et un masque de docteur vénitien. Il se promène dans tous les sens, le contrat de mariage sur une petite table portative, fuyant le regard de Don Pasquale qui n’a de cesse de lui courir après. Julien Belle et les violons sont synchrones, frottement de plume sur les papiers et frottements des archets sur les cordes. Sa voix est bien placée mais certains mots italiens, comme « testimoni » sonnent très légèrement français.
La désillusion de Don Pasquale peut commencer. Rocío Pérez s’emporte, ses aigus bouillonnent et diffusent une colère feinte à peine contenue, elle serre les dents et maintient pourtant une diction idéale. Le trio entre Ernesto, Norina et Malatesta est ciselé, chaque tessiture mettant en valeur les deux autres. Arlequin remercie sa patronne pour ses gages qui vont doubler en lui offrant une luxueuse pièce montée. Michele Govi est un Don Pasquale abattu et touchant dans son mal-être, s’éloignant du personnage ridicule, surtout lorsqu’il ôte sa perruque.
Arlequin se rapproche curieusement de Norina, perruque haute et blanche, robe rose acidulée, mangeant des gâteaux comme la Marie-Antoinette de Sofia Coppola. Avant que Michele Govi et Alex Martini ne rivalisent de clarté vocale dans le jardin, au son d’une guitare douce, Arlequin se fait chef de chœur d’un carnaval de vénitiens masqués aux larges costumes moirés. Le Chœur de l’Opéra-Théâtre de Metz-Métropole (sous la direction de Nathalie Marmeuse) est puissant et parfaitement en place.
La résolution s’approchant, Patrick Kabongo et Rocío Pérez offrent un touchant « Tornami a dir che m'ami » (Dis-moi encore que tu m’aimes), avant que Michele Govi, grinçant mais résigné, n’accepte le dénouement qui précède les bravi du public.