De la maison des morts par Patrice Chéreau à Bastille : enfin !
Le petit feuillet remis au public à l'entrée en salle rappelle la dimension historique de l'événement en ces quelques mots : « 1re dans cette mise en scène » à l'Opéra de Paris.
De cette mise en scène, il reste le génie scénographique (fruit du travail avec l'alter ego de Patrice Chéreau : Richard Peduzzi) et une direction d'acteur modèle, composant des masses parfaitement huilées et énergiques, sachant étouffer ou révéler les individualités humaines. Le plateau enferme les prisonniers dans un bloc de béton très ouvert côté public, avec des murs latéraux se rapprochant vers le fond de scène en un puissant effet de perspective. Le plateau donne d'emblée au spectateur l'impression étouffante d'un cul-de-sac pour seul horizon, mais en même temps qu'il offre aux personnages sur scène une ouverture, vers la salle, donc vers une liberté à conquérir par la voix, par l'art.
L'action du prologue se déroule dans le noir, réduisant les prisonniers à des ombres mouvantes, luttantes. Lorsque la lumière s'allume, c'est brutalement, éblouissant et secouant des prisonniers visiblement habitués à la terreur carcérale, avec ses violences soudaines.
L'ouverture orchestrale, immédiatement ample, est déjà tellement émouvante, puis marquetée de fins accents, avant que de souples lignes ne cherchent à s'envoler (métaphore de la condition carcérale). Sous la baguette à la fois souple et précise d'Esa-Pekka Salonen, l'Orchestre déploie ses éblouissantes qualités individuelles, mais hélas dans un ensemble brouillon. Les plans ne sont pas harmonisés et rarement placés, invitant l'auditeur à apprécier chaque ligne pour elle-même, mais quelles lignes ! Le violon est le bouleversant chant de l'âme russe emprisonnée, les cuivres sonnent le terrible glas de la liberté, les percussions résonnent avec le cliquetis des fers aux chevilles des prisonniers.
Le personnage principal de ce huis clos est le chœur entier des prisonniers montrés dans leur humanité véritable, belle, laide, douce et terrible. Ils vivent, souffrent, fourmillent, chantent, dansent, s'insultent, se menacent, se violent, forment des pyramides, se toréent, s'embrassent, s'entre-tuent, mais composent aussi un chœur angélique.
Une avalanche de livres tombe du plafond pour refermer le premier acte. Les papiers épars jonchant le sol sont bientôt ramassés par les prisonniers et jetés dans des poubelles. Ces hommes en sont réduits à jeter aux ordures les livres, la poésie, la littérature : le symbole de ce qui aurait pourtant été leur seule échappatoire imaginable (a fortiori pour l'auteur de cette histoire : l'écrivain russe Dostoïevski qui relate son emprisonnement politique au bagne en Sibérie).
Le mur du fond s'ouvre, mais il n'offre aucun horizon : il est au contraire un enfer fumant, se refermant, mais dont surgissent toutefois des gradins. Les prisonniers s'y assoient pour se distraire, ils deviennent une assistance face à l'assistance de Bastille, avec pour spectacle un cabaret travesti, le dispositif en miroir renvoyant alors au public son propre statut de spectateur et de prisonnier.
Quelques voix surgissent du cortège emprisonné, cherchant à reconquérir une identité par un chant. Štefan Margita (Filka Morosov) excellent récitant très amplement vibré, le Grand prisonnier aux coups de trique vocaux de Peter Straka, le Petit prisonnier de VladimÍr Chmelo, haché d'accents sonores très vibrés, le Commandant (JiřÍ Sulženko) peu sonore mais sombre à souhait, Eric Stoklossa (Alieïa) jeune voix apeurée mais bien posée sur le soutien, le Vieux prisonnier Graham Clark à la voix tendue et très sonore dans l'aigu car fortement couverte, le Prisonnier jouant Dom Juan et le Brahmane Ales Jeniš, ample, ronflant et bouffant.
Trois personnages exacerbent leur souffrance dans cet ensemble. Alexandre Petrovitch Goriantchikov (alter ego de Dostoïevski ), immédiatement humilié, déshabillé, martyrisé est rendu déchirant par le corps tremblant et la voix mourante de Willard White. Les deux autres prisonniers ont d'impressionnants passages solistes. Ladislav Elgr entonne le chant traditionnel de Skuratov, qu'il danse à travers la scène et projette avec l'amplitude de sa voix riche en résonances aiguës placées. La voix qui fatigue rapidement dans son grand air de l'Acte II ne l'empêche pas de jouer avec force conviction l'espoir et la désillusion, les regrets d'un passé sans avenir. Enfin, Peter Mattei convoque pour Chiskov la noble ligne slave, émouvante avant la terrible chute, qu'il avait offerte en ces lieux à Eugène Onéguine il y a quelques mois.
L'aigle ouvre et referme l'opéra. Symbole de la liberté, il est d'abord blessé et les prisonniers le maltraitent eux-mêmes, mais ils finissent par rêver que l'animal s'envole loin des murs de la prison (comme ils rêvent de leur liberté). Chimère hallucinée, nécessaire à la survie, mais illusoire : la lumière s'éteint et le rideau tombe sur un homme à terre, tordu de douleur.
Réservez vos places pour ce spectacle, jusqu'au 2 décembre 2017