Madame Butterfly au TCE : le sublime effet papillon
La distribution de cette Madame Butterfly en version de concert est la même que dans la mise en scène signée Nadine Duffaut aux Chorégies d'Orange 2016. Cela se voit, cela s'entend : les artistes apportent ainsi l'incarnation d'une direction d'acteur et le volume sonore des grands espaces. Hormis un décor, cette prestation a tout d'une version scénique. Les personnages incarnés interagissent avec sens et conviction, investissant l'avant-scène sans jeter un regard à des pupitres réduits au rang d'accessoires décoratifs. Même leurs nœuds papillons et robes de soirées deviennent des costumes. Tout y est, de l'humble geisha jusqu'au baiser hollywoodien.
Dans le rôle-titre, la soprano albanaise Ermonela Jaho est d'emblée expressive et sonore, dès ses premières lignes surgissant depuis les coulisses. Elle déploie tout le métier d'une voix de caractère, manquant certes d'appui dans le medium, mais vibrant vers un aigu de pur cristal. Tout aussi savante à l'autre bout du registre, les graves qu'exigent la partition sont posés sur des résonateurs boisés. Si le grand et sublime air "Un bel dì, vedremo" semble trop joué et chanté trop en-dehors (ce qui convient certes à son dernier aigu, fort applaudi), elle émeut davantage, aux larmes même, dans le bouleversant passage où elle aperçoit enfin le bateau ramenant son mari. Elle réjouit ensuite dans le duo avec la Suzuki de Marie-Nicole Lemieux, les deux femmes main dans la main, leur sourire radieux en harmonie. La chanteuse canadienne sait délicieusement camper une petite souris toute penaude, regard baissé, mains jointes et trottinant en tous petits pas dans sa robe serrée aux chevilles, avant qu'elle ne pleure le terrible destin de sa maîtresse par d'amples graves. La puissance de ses aigus et de sa terreur devant la tromperie de Pinkerton fait trembler son visage.
Du Pinkerton de Bryan Hymel, le public voit et entend tout de suite qu'il a l'habitude des plus grandes salles. Sa voix très appuyée et placée résonne fort sur les murs de marbre et de bois. Son premier aigu puissamment couvert est la promesse d'une soirée magistrale : promesse tenue. Son empressement passe même pour de l'investissement, tandis que les graves à peine serrés et les quelques aigus dérapant sont les pêchés véniels d'une interprétation qui emporte tout sur son passage.
Marc Barrard en consul Sharpless est une autre voix de caractère et de métier. Il sait ainsi compenser un soutien d'abord défaillant par une conscience des lignes et la projection de notes pivots dans une belle articulation italienne. Toutefois, il chauffe et gagne en appui au fil de la soirée, un autre signe de métier. Le ténor espagnol Mikeldi Atxalandabaso, également sonore, joue très bien l'entremetteur Goro, fourbe et intéressé. Wojtek Smilek est un Bonze de bronze, aux accents menaçants portés par l'orchestre et le chœur.
Yamadori impressionne par la houppe de Christophe Gay et plaît par son sérieux musical. Exilé à l'autre bout du plateau, le sérieux protocolaire du commissaire Pierre Doyen a quelque chose d'une bouderie, avec une voix très déliée et bien projetée. Enfin, Valentine Lemercier tient ce rôle discret et en retrait de Kate Pinkerton avec soin.
Le rythme parfois effréné est parfaitement soutenu par l'Orchestre Philharmonique de Radio France, construisant les pans sonores et mouvements fugués. La rondeur de l'impressionnante phalange sait éclater en tonnerres. Mention doit être faite de l'ouverture au début de l'Acte III, symphonie enivrante aux gazouillis champêtres. Avant cela, le Chœur de Radio France aura bruissé comme le vent dans les cerisiers en fleurs, délicatement empli de couleurs japonisantes (mais sans la précision rythmique). Mikko Franck dirige assis, ce qui ne semble poser aucun obstacle à son travail éblouissant d'expressivité. Il se tourne vers les interprètes, offrant un sourire radieux ou une mine inspirée. D'enthousiasme et d'aisance, il se lève dans les grands moments du premier acte et il quitte même son podium pour s'approcher des instrumentistes, se retournant vers les chanteurs jusqu'à faire face au public.
Version de concert, certes, mais nul besoin d'accessoire, point de poignard. Ermonela Jaho, sublime, meurt en serrant les mains sur la poitrine, levant la tête au ciel, où la mène son interprétation. Si le battement d'ailes d'un papillon peut déclencher une tornade, les ailes de ce papillon se repliant déclenchent un tonnerre d'émotion. Les hurlements ne sont pas ceux de son hara-kiri, mais d'un public exultant !