David Lescot : « Le merveilleux se mérite »
David Lescot, pouvez-vous nous présenter votre mise en scène de La Flûte enchantée, actuellement à l'affiche de l'Opéra de Limoges ?
C'est une version contemporaine de la Flûte qui renvoie à des questions d’aujourd’hui. Dans cette œuvre, il est beaucoup question de refaire le monde, j'ai donc imaginé un contexte post-apocalyptique avec une catastrophe climatique qui s'est abattue sur la planète et il s'agit alors de chercher le merveilleux jusque dans les objets de récupération en plastique. Le merveilleux se mérite, il ne doit pas se donner d'emblée.
Qu'apporte cette mise en scène à la direction d'acteur ?
Cela permet de donner une vraie densité, une humanité aux personnages, une profondeur à leurs interactions. L'idée de ramifications familiales vient aussi de là : elle ajoute des conflits, une dimension tragique. Sarastro et la Reine de la Nuit deviennent les parents de Papageno, ce qui a déjà été fait mais recèle toujours la modernité des questions autour du drame familial.
Retrouvez notre compte-rendu de cette production
Cette envie de renouveler la vision vient-elle aussi du fait que La Flûte enchantée a déjà été montée des milliers de fois ?
Oui et le livret est complètement abracadabrant, plein d'incohérences et d'éléments sans suites. Il semble écrit dans un climat d'ivresse. Il faut donc s'amuser avec ce récit et inventer d'autres choses. Le texte appelle l'imagination, les interprétations. La dramaturgie et la mise en scène viennent de là : faire résonner des constructions par le détail et par l'ensemble. Trouver ce que raconte profondément une œuvre, en l'espèce cet affrontement entre deux conceptions du monde, celle émotionnelle et libidinale de la Reine de la nuit, celle de la sagesse spirituelle pour Sarastro. À partir de là, on peut tirer le fil.
Votre métier d'auteur, comédien et de metteur en scène dans le théâtre ont-ils influé sur votre travail ?
Oui, mais la musique est omniprésente dans le théâtre que je pratique. C'est indissociable. Or, chez Mozart, la musique est le chef-d'œuvre. Le livret n'est pas de la grande poésie, mais la musique donne la profondeur des situations. Tout le défi est d'élever l'histoire au niveau de la musique.
Vous êtes vous-même musicien : de fait, interagissez-vous davantage avec le chef d’orchestre Christophe Rousset ?
Oui, nous sommes complètement dans l'échange. Il s'intéresse beaucoup à la dimension théâtrale et dramatique et je suis très attentif à la dimension musicale. Le dialogue est donc fréquent, riche et en affinité. Après, les fonctions sont très bien réparties, il ne faut pas empiéter sur le territoire de l'autre.
Cette mise en scène a été créée à Dijon en mars dernier et sera reprise à Caen en décembre, est-ce qu'elle évolue selon les lieux ?
Oui, notamment parce que le plateau était plus vaste à Dijon. La première partie avait donc une dimension presque panoramique, en paysage. Ici à Limoges, on est presque devant un décor de cinéma mais de fait, les personnages sont rapprochés entre eux et avec le spectateur. Dans les jeux, et l'interaction, ils sont également plus rapidement collés. Le rythme concentré accentue la puissance d'émotion, d'expression.
Dans les reprises vous retravaillez donc beaucoup le jeu d'acteur ?
Oui, d'autant que nous n'avons pas le même Pamino, pas les mêmes enfants, pas le même chœur et pas le même orchestre. Ça fait donc beaucoup, mais nous avons eu du temps avec le chœur avant que les solistes n'arrivent et Tamino est un professionnel qui avance très vite. On cherche moins que durant la création mais on peut affiner, redéfinir et même critiquer sa propre mise en scène.
Avez-vous des références très précises dans cette mise en scène ? On voit Mad Max aussi bien que Happy days de Beckett.
Ces inspirations viennent au fil du travail. Beckettien, est en effet un terme que j'ai beaucoup employé, pour ces deux personnages perdus dans le désert que sont Papageno et Tamino, avec une dimension métaphysique. Mad Max également, les films apocalyptiques dans le désert, mais aussi des séries B qui vont très bien avec cet univers comme Les Pirates du désert et aussi des films de Russ Meyer, avec ces femmes dominatrices, dangereuses et sexy. Nos merveilleuses chanteuses, drôles, belles et physiques donnaient beaucoup de possibilités.
Qu'est-ce que Beckett apporte à Mozart ?
Il est vrai que ce n'est pas évident, mais dans ce monde après destruction, Beckett correspond parfaitement, en tant que metteur en scène de la catastrophe. On s'est rendu compte que La Flûte sonnait comme quelque chose de Beckettien. Lorsque l'on monte Mozart aujourd'hui, il faut être conscient qu'entre-temps il y a eu Beckett.
Qu'avez-vous fait du sous-texte de rituel maçonnique présent dans cet opéra ?
Je n'ai pas décidé de creuser ce contenu. En revanche, ce qui m'intéresse dans le rituel maçonnique, c'est sa force de séduction, combien cela impressionne le public. Je ne suis pas fasciné par la franc-maçonnerie et le rituel à l'opéra, ça a déjà été fait et refait dans les mises en scène. Par contre, les communautés de gens réprouvés, en rupture, qui s'assemblent, cherchant un sens, une autorité spirituelle et politique : ce sont des thèmes d’aujourd’hui, aussi très ambivalents. De cette initiation va surgir quelque chose, mais aussi de la peur, avec une issue un peu inattendue.
Vous avez assisté à la version de concert donnée à la Philharmonie (dont nous avons rendu compte ici), qu'en avez-vous pensé ?
J'étais très heureux de les voir ainsi libérés et entièrement dans le chant. Après, c'est évidemment spécial pour moi, puisque nous sortions tout juste des représentations à Dijon, mais il y avait le plaisir d'entendre ces excellents chanteurs et, cela dit, ils jouaient pas mal ! Je pense qu'il restait quelque chose de la direction d'acteurs. Lorsque tout fonctionne, cela devient indissociable
Que pensez-vous globalement du jeu d'acteur des chanteurs ?
En fait, je ne fait aucune différence. Je ne le dis pas par flagornerie, mais j'aimerais que les acteurs sachent travailler comme les chanteurs. Ce que les chanteurs ne peuvent pas faire, ils ne le feront pas et nous chercheront d'autres solutions, c'est pareil avec les acteurs. Mais la mémoire des chanteurs est quelque chose d'extraordinaire, que les acteurs n'ont pas. Si vous reprenez une scène après deux semaines avec des acteurs, elle sera en lambeaux, avec des chanteurs, elle sera exactement à l'endroit où vous l'avez laissée. La mémoire se dépose dans le corps et j'adore ça.
Que souhaitez-vous répondre aux gens qui vont regarder les photographies de votre production et dire : c'est moche !
Baudelaire, la beauté des villes, les beautés laides qui m'émeuvent beaucoup, et la Beauté des ruines d'Hubert Robert. C'est facile de faire de la beauté avec les ruines du Parthénon, mais il faut faire de la beauté avec les ruines de notre monde à nous. Qu'est-ce que la beauté ? Seulement la beauté classique du Siècle de Louis XIV ? Il y a aussi les beautés paradoxales, fascinantes, à la fois repoussantes et attirantes.
Vous cherchez donc malgré tout la beauté ?
Absolument. Nous en avons besoin pour reconstruire ce monde, l'éloigner de son sens catastrophique.
Cette sensibilité à la catastrophe est-elle récente chez vous ?
Non, j'ai toujours été intéressé par ce thème. La catastrophe, c'est aussi la crise, un moment pour repenser les choses, les remettre à plat, les réorganiser. Les thèmes de la récupération, du recyclage ne sont pas seulement des mots, mais ils sont une valeur esthétique. J'ai lu cette semaine un article sur les designers qui n'utilisent que des matériaux de récupération, je trouve cela formidable. Il faut arrêter de produire sans cesse, il faut freiner la course effrénée au productivisme. C'est valable dans tous les domaines.
Suivez-vous l’actualité lyrique ?
J'ai regardé les photographies de Kein Licht [notre compte-rendu], notamment dans le cadre de l'un de mes futurs spectacles. Je travaille à des opéras contemporains, notamment le prochain avec Gérard Pesson, dont j'écris aussi le livret d'après des contes : La Princesse au petit pois, Le Diable dans le beffroi d'Edgar Poe et un troisième autour du manteau de Marcel Proust.
Avez-vous suivi le travail de Warlikowski, qui fait beaucoup de bruit, notamment en ce moment dans Don Carlos (notre interview, nos comptes-rendus ici et là) ?
J'aime beaucoup Warlikowski, un très grand metteur en scène. J'ai même été invité dans son théâtre avec un texte que j'avais monté à Paris et dont ils ont fait la mise en espace ["Ceux qui restent" au Nowy Teatr de Varsovie, ndlr]. C'est un très grand.
Quels sont vos modèles ?
Christoph Marthaler. J'adore les gens un peu hybride, entre musique et théâtre. Simon Mcburney également m'inspire beaucoup. C'est un dramaturge de génie, il a des solutions toujours magnifiques. Dans sa Flûte enchantée, je suis jaloux de son traitement du populaire, du Papageno, du rapport avec le public, du cabaret.
Vous regardez les autres propositions scéniques ?
Oui, je regarde beaucoup de mises en scène.
Cela ne bloque-t-il pas votre propre créativité et vision ?
Il faut regarder, notamment au début pour trouver les solutions aux problèmes que pose le livret, pour voir aussi ce qu'on ne veut pas faire.
Navigue-t-on bien entre l'opéra et le théâtre ?
L'opéra est plus reposant dans le sens où on ne se préoccupe pas de la production, des recherches de financements notamment. Les maisons d'opéra prennent plus les choses en main, mais c'est capital qu'il y ait des échanges.