Les sombres Secrets de Marianne Crebassa
L'album ne s'ouvre qu'après quelques secondes de silence, comme pour tenir en haleine l'auditeur un instant encore, comme pour prolonger les secrets qui donnent le titre et le thème de cet album. Quels secrets ? D'abord que Crebassa n'est plus Chérubin, Stéphano, Le Prince charmant ou le Fantasio de son premier album Oh boy ! (paru il y a un an, à peine) : Crebassa s'en détourne et jette un voile sombre sur sa voix. Une maturité, une sensualité même tentent désormais de percer.
Cette maturité est celle des mélodies françaises au tournant des XIXe et XXe siècles, avec les 3 chansons de Bilitis et 3 Mélodies de Verlaine composées par Debussy, Shéhérazade et la Vocalise de Ravel, pour rendre ensuite hommage à la génération précédente, celle de leurs maîtres : par les Mirages de Fauré et des pièces de Duparc.
Comme pour épaissir le secret et afin de profiter du disque pour changer de répertoire, ainsi que de registre, Marianne Crebassa compose un programme sombre, stagnant aux frontières les plus graves de sa tessiture. L'album est globalement assourdi et cotonneux, tirant les voyelles vers des "ou" en fond de bouche et les émotions vers "la nuit, le collier noir, le tombeau".
Ce placement permet toutefois à la chanteuse de ménager des montées puissantes vers les aigus qui la retrouvent merveilleuse. Or, le génie de ces compositeurs associe bien entendu ces montées aux épectases, paroxysmes sensuels "liés pour toujours ainsi, par la même chevelure, la bouche sur la bouche", "tu entrais en moi comme mon songe". Le chant voisé et boisé d'un medium intensément vibré invitent et récompensent aussi la réécoute. L'interprète convoque des résonateurs de poitrine ("les satires sont morts") qui se déploient vers le rire des naïades.
Le piano de Fazıl Say l'accompagne en un délicat égrenage et engrenage de la passion qui sourd, jusqu'à batifoler en Asie. Il déploie des plans sonores fondant une nappe de sons main gauche, la délicate mélodie main droite et même le souffle audible de sa respiration. Marianne Crebassa retrouve ainsi l'Asie de Ravel qu'elle avait explorée depuis la Philharmonie, portée par Tugan Sokhiev et l'Orchestre National du Capitole de Toulouse. La version pour piano est une nouvelle occasion d'admirer le génie protéiforme de Ravel qui offre mille-et-une couleurs miroitantes aux interprètes.
Un grand souffle porte sa Vocalise-étude en forme de Habanera, exclusivement composée d'un "là". Une syllabe tour à tour claire comme un "la" et sombre comme "lo", "lô" même, aqueuse. L'accompagnement évident du piano au rythme d'une habanera offre à la chanteuse un exercice de style, sur les mille-et-une nuances, projections et effets vocaux. L'interprète va chercher la maturité jusqu'en un paroxysme : parmi les dernières mélodies de l'auguste maître du genre. Les Mirages de Fauré exigent une vie entière (et peut-être davantage) de métier et de mûrissement. Marianne Crebassa y démontre son articulation, qui remplace hélas la prosodie souple d'une ligne qui doit tutoyer l'infini.
Duparc semble davantage convenir, notamment par ses montées lyriques. Ses mélodies permettent des mezza voce et construisent un climat crépusculaire qui donnent un certain cachet aux graves expirant, mais les exigences dans le bas de la tessiture restent trop grandes.
À cette voix partie chercher trop tôt dans un répertoire et un registre qui ne sont pas (encore) les siens, il faut une pièce sur mesure, composée pour explorer ses graves, convoquant le chant expirant, faisant œuvre sur le râle afin d'élargir progressivement la zone de confort : c'est précisément ce que lui offre Gezi Park 3 composé par le pianiste Fazıl Say lui-même suite à la révolte civile en Turquie à l'été 2013, un voyage souterrain et sous-marin sur une seule syllabe noyée d'accents.