Les Mille-et-un Mirages mirifiques de Sabine Devieilhe
Ce disque est marqué par des sommets, bien entendu les suraigus impressionnants de la soprano colorature, mais la virtuosité n'a de sens que parce qu'elle parachève un discours. Les médiums et graves ne sont pas que des transitions mais forment un propos. La chanteuse est toujours impliquée, penchée sur sa ligne qui avance, généreuse en souffle, semblant vouloir donner encore davantage. Le chant exalté sait s'alanguir jusqu'en un suraigu, pris de la plus délicate des manières qui soient. La note virtuose n'est pas tenue trop longtemps, mais assez pour s'élargir ou s'affiner, modeler, moduler, accentuer.
Les lignes épurées qui mènent aux vocalises des clochettes ne sont plus seulement un échauffement en attendant le plat de résistance, mais l’interprète y donne du sens. Elle colore les grandes redescentes depuis le suraigu, mais également les lignes intermédiaires par des mordants. Sabine Devieilhe est une colorature mais avec un médium structuré, qui peut faire vibrer les hauts-parleurs d'un élan crescendo et émouvoir dans la douceur sensuelle, avec Debussy : attendons avec plaisir sa prochaine Mélisande (le 2 Mai 2018 au Théâtre des Champs-Élysées : à réserver ici).
L'album s'ouvre sur un large accord longuement filé, comme la ligne d'horizon lointain pour laquelle embarque ce navire. Madame Chrysanthème d'André Messager admire "Le jour sous le soleil béni", à l'aube duquel elle fait valser ses sœurs les cigales. Technicienne affûtée, l'interprète sait aussi prendre une auguste voix de conteuse, délicate et méticuleuse pour les Quatre poèmes hindous de Maurice Delage.
Les Siècles, aussi subtils en jeu qu'en couleurs composent des lignes inspirées et si belles individuellement, que la phalange se mue en orchestre de chambre. Ils rendent honneur à ce répertoire nimbé d'exotisme qui demande une kyrielle de couleurs unies et entremêlées, d'une grande précision dans la souplesse. Les longues nappes de cordes, les vents légers effilés sur un souffle chaud, les cuivres nobles réimaginant l'Orient requièrent et obtiennent ici la grande précision des harmonies dans la souplesse des lignes mélismatiques, drapées d'une large étoffe, tendue par la direction très précise de François-Xavier Roth. Les instrumentistes se surpassent, notamment la flûte au souffle envoûtant et emportant la diction de la chanteuse qui semble mener tout naturellement vers l'intimité de la mélodie avec piano d'Alexandre Tharaud. Cette réduction d'effectif n'est pas une réduction de volume et l'instrument enregistré fort et près amène la chanteuse à élargir et tendre la voix. Preuve en est, lorsque le piano redevient un instrument parmi les autres cordes sur Le Rossignol de Stravinsky, elle retrouve la douce assurance de l'évocation avec notamment cette tenue vibrée à l'unisson trillé des cordes, avant une cadence a cappella serpentant sur son axe puis lancée en fusée vocale.
Sa capacité à construire un drame, elle en fait la plus belle des démonstrations tout le long de l'immense air d'Ophélie, "À vos jeux, mes amis" (Hamlet d'Ambroise Thomas qu'elle jouera à l'Opéra comique de Paris du 17 Décembre au 29 Décembre 2018). La plongée dans la folie n'est d'abord perceptible qu'aux accents de l'orchestre, mais elle perce par des phrases interrompues en vocalises. Le manque de conviction de sa dernière phrase chantée "pour toi je meurs" est bien vite effacé par l'agilité de ses aigus et les accents sonores n'empêchent nullement l'artiste d'enchaîner sur la douce mort d'une autre Ophélie, celle de Berlioz.
Mais c'est bien Lakmé le personnage névralgique de cet album, son mirage en point de fuite, son oasis vocal. Pour cause, c'est le rôle qui offrit à Sabine Devieilhe un triomphe mémorable à l'Opéra Comique en 2014. L'héroïne colorature de Léo Delibes offre l'acmé du début de l'album, son cœur avant que sa mort ne referme le voyage. Bien entendu, l'air des clochettes (aussi virtuose qu'il doit paraître évident) offre une démonstration de moyens vocaux. La ligne est bien menée, l'envoûtante voix orientalisante poudroie, faisant son propre écho en de longues colorations filées à travers l'ambitus. Toutefois, les ornementations très détachées manquent de souplesse.
Impossible d'enregistrer un album contenant Lakmé sans le "Duo des fleurs". L'un des plus beaux hommages qui puisse être rendu à cette interprétation consiste à dire que le texte d'habitude inintelligible est ici presque compréhensible. Sur un orchestre très mobile, Sabine Devieilhe dialogue plus qu'elle ne fusionne avec la Malika assurée et arrondie de Marianne Crebassa (réservez pour leur récital commun au Théâtre des Champs-Élysées le 7 Avril 2018). Les deux voix installent des plans sonores bien distincts mais s'accordant parfaitement sur le vibrato tendu, le tempo et les élans portant de grandes nuances. Le duo devient même le trio des fines fleurs du chant francophone avec Jodie Devos pour admirer Thaïs, "Celle qui vient est plus belle", le profond écho de la Reine de Sabbat rompu par une audacieuse percussion dissonante.
L'immense difficulté technique qui fait le sublime de la mort de Lakmé tient sur les deux dernières syllabes de la phrase musicale "Tu m'as donné le plus doux rêve Qu'on puisse avoir sous notre ciel, Reste encore pour qu'il s'achève". La voix doit atteindre l'aigu final dans la continuité du propos, sans paraître accomplir l'important saut d'intervalle. Las, Sabine Devieilhe change de registre, interrompant la ligne sans pour autant vraiment alléger l'aigu. C'est peut-être son moyen de rappeler que l'album se termine, que le voyage est achevé, que le mirage est évanoui.
Sabine Devieilhe interprète ici La Flûte enchantée de Mozart et le célébrissime air de la Reine de la Nuit "Der Hölle Rache kocht in meinem Herzen" (La colère infernale bout dans mon cœur), qu'elle interpréta cette saison à Londres :
Sabine Devieilhe présente sa tessiture de soprano colorature, "ce drôle d'oiseau" :
Et pourquoi ne pas parcourir Paris en compagnie de l'artiste ?