Le Pirate à Bordeaux, révélation lyrique de l’année
Caché dans l’ombre des Capulet et les Montaigu (1830), Norma (1831), La Somnambule (1831), et Les Puritains (1835), Le Pirate (1827) n’est que très rarement donné. L’œuvre abonde pourtant en airs virtuoses et duos poignants, jusqu’à un sextuor avec chœur qui vaut à lui seul de programmer l’œuvre. Passionnant, l'opéra l’est aussi en ce qu’il annonce les chefs d’œuvre futurs du compositeur, comme la scène de la folie qui préfigure aussi bien La Somnambule que Les Puritains, ou comme les vagues des violons qui introduiront plus tard la fameuse « Casta Diva » de Norma. Aussi, l’Opéra de Bordeaux doit-il être salué pour cette programmation en version de concert qui permet au public d’entendre ce bijou autrefois magnifié par La Callas ou encore Montserrat Caballé.
Placé en fosse (chose inhabituelle en version de concert), l’Orchestre National Bordeaux Aquitaine est dirigé par Paul Daniel, qui parvient, de sa battue martiale, à insuffler le souffle et l’élan de cette fresque amoureuse. Il assure surtout un équilibre et une précision diabolique : les pizzicati des cordes semblent émis par un unique instrument, les ensembles sont parfaitement en place, y compris dans les passages les plus délicats, et le Chœur de l’Opéra National de Bordeaux montre une belle homogénéité. Seules les dix premières minutes de la seconde partie laissent apparaître un relâchement généralisé, vite effacé cependant.
Le rôle-titre est interprété par Santiago Ballerini, jeune ténor argentin habitué du Théâtre Colon de Buenos Aires, qui fait à cette occasion ses débuts en Europe. Il interprète le Pirate, fier et impulsif, le corps raidi et les jambes arquées, lançant des coups de menton pour montrer la détermination de son personnage. Vocalement, il affiche une voix agile au timbre très pur, y compris dans les médiums, ainsi qu’un vibrato nerveux, à l’amplitude aussi courte que la fréquence est rapide. Son phrasé, imprégné, est percussif. La voix fluette du ténor se serre toutefois dans les aigus forte, qu’il tient cependant, sans longueur superflue.
La soprano Joyce El-Khoury, annoncée en convalescence, interprète Imogène d’une voix placée extrêmement haut. Son timbre limpide, tendant parfois à se faire perçant, se gonfle d’émotion dans les graves et dans les passages piano, un son filé s'échappant alors de sa bouche serrée. La voix voltige jusque vers des suraigus bien projetés, notamment dans un finale palpitant, où ses talents de comédienne, désencombrée de mise en scène, se font éclatants : ses yeux pleurent, espèrent, se perdent et supplient dans la folie d’un personnage trop vertueux pour vivre son amour illégitime, mais trop amoureux pour vivre sans lui.
Ernesto revient au baryton Igor Golovatenko (qui chantait Onéguine à Aix l’été dernier), véritable sensation de la soirée, bien que son personnage n’apparaisse qu’en fin de premier acte pour mourir à la moitié du second. Sa voix mordante et puissante, au timbre clair et compact, structure à merveille les ensembles.
Les seconds rôles sont soignés, bien que manquant parfois de puissance pour exister face au chœur. Matthew Scollin est un Goffredo très noble, au visage sombre, qui domine le reste du plateau (y compris les choristes pourtant disposés sur une estrade) de sa haute stature. Sa voix peu vibrée descend vers de très beaux graves, granulés. Adèle Charvet garde son prénom dans la pièce : elle est une Adèle à la voix douce et couverte, réconfortante pour Imogène. Enfin, Marin Yonchev interprète avec conviction et une belle projection de son timbre corsé le rôle d’Itulbo sous les yeux de sa sœur, Sonya Yoncheva, restée à Bordeaux après son récital de la veille, et de son beau-frère le chef Domingo Hindoyan.