Don Carlos à Bastille : deuxième cast de premier choix
La mise en scène de Krzysztof Warlikowski enchaîne des "clichés" photographiques et cinématographiques : gros plans en noir et blanc des interprètes, projection d'un effet vieux film (brûlures de pellicules tressautantes surimposées aux personnages et au plateau), titres de films muets annonçant les lieux. Le couronnement devient ainsi un vieux documentaire d'archives et les personnages semblent entrer et sortir des films comme s'ils revivaient leurs souvenirs selon le concept dramaturgique du flash-back, du déjà-vu surtout. Mais les clichés, ce sont aussi de puissantes images : ce peuple enfermé par des cordons de velours, Élisabeth noyée de lumière, la main ligotée par le nœud du mariage, le visage voilé, portant le devoir royal et la misère du monde en s'arrachant de Carlos, plus tard penchée sur celui qui fut son fiancé, devenu son fils.
Rien de choquant donc dans cette production du metteur en scène iconoclaste Warlikowski, si ce n'est un geste saphique de la princesse Eboli, voire un cheval blanc ou la tête de Charles Quint en papier mâché. Le plateau est aussi sage que le petit gilet blanc porté par Don Carlos : c'est que la toile de cinéma muet est avant tout investie par l'intensité du jeu et de la direction d'acteurs, aux caractères et interactions aussi trempés que leurs voix.
Le rôle-titre est porté comme une croix par Pavel Černoch, sans que la souffrance du personnage n'amoindrisse ses grandes qualités vocales. Même ses aigus tendus sont convoqués avec assurance et fiabilité. Son chant est ample et doux, très rond mais en-dehors, ouvert et sonore, contrôlé jusqu'aux brisures intentionnelles. Rompu, il erre, suicidaire aux veines bandées, morfondu dans ses regrets, ses douleurs et les journaux qu'il découpe pour épingler l'ombre de ses amours sur un mur ou construire son ancêtre Charles Quint en papier mâché. Avec un souffle aussi riche, ce Don Carlos dispose d'une immense palette de tristesse et il peut notamment annoncer, dès sa rencontre avec Élisabeth, le drame qui les attend : par un "Je t'aime" subitement mourant mais tenu avec l'intensité de l'espérance. Cela étant, le grand défaut de son interprétation, notamment dans ce rare Don Carlos en français, tient à une prononciation à la limite de l'incompréhensible et même de l'incohérent (un même son étant prononcé de différentes manières).
Dès son entrée, dès sa première phrase, Rodrigue offre à Don Carlos un soutien infaillible et présente au public une incarnation inoubliable. Imposant par la noblesse de son port (même lorsqu'il laisse tomber l'épée que lui jette le roi) et l'ampleur de sa voix, Ludovic Tézier offre à nouveau un modèle d'articulation et de baryton verdien, confirmant les raisons qui firent de lui le triomphateur de la première distribution (avec Elina Garanca). Le local de l'étape (dont l'interview passionnante à Ôlyrix est à retrouver ici) allie une prononciation parfaite à sa connaissance du rôle et de la mise en scène : Philippe Jordan lui-même attend et accompagne Tézier alors qu'il guide les autres interprètes. La voix est aussi douce et belle que le volume est tonnant, sur tout l'ambitus et la longueur de la ligne.
Élisabeth est une héroïne sublime, à la mesure du colossal duo masculin. Le léger accent de sa soprano Hibla Gerzmava fleurit un beau français bien articulé et supérieurement chanté. Elle porte l'ancrage d'un medium de velours jusqu'en des aigus d'une prodigalité en harmoniques toute royale. Son vibrato n'est pas un ornement mais un outil expressif, à la mesure et à la fréquence de son émotion, comme des bravi qui saluent "Toi qui sus le néant" au dernier acte.
Philippe II rappelle par la voix d'Ildar Abdrazakov que la moitié du monde obéit alors au roi d'Espagne. "Elle ne m'aime pas", immensément long et tout en noble tristesse soulève les premiers bravi de la soirée. Porté par des contrebasses caverneuses mais déliées, le terrible et glacial inquisiteur Dmitry Belosselskiy semble alors faire trembler le sol. Il vient mêler son timbre sombre et attirer le roi vers sa noirceur. Leur duo avait déjà fait du bruit dans la première distribution, il est toujours aussi sonore dans le petit salon aménagé en cage de résonance pour leurs voix et leur animadversion.
Enfin, troisième grande figure nouvelle de cette distribution, Ekaterina Gubanova est la séductrice sournoise et menaçante, la Princesse Eboli. Ses aigus strient les airs et ses mediums remplissent la Bastille en maudissant le don fatal de sa beauté. Son volume s'amoindrit toutefois à mesure qu'elle descend dans les graves, mais la clameur du public salue sans réserve son grand air.
Sous la baguette d'un Philippe Jordan acclamé à chaque fin d'entracte, l’Orchestre de l’Opéra de Paris propose une version de référence. L'infinie subtilité de chaque pupitre se concentre et se conserve jusqu'aux immenses éclats. Il tinte comme il gronde. Le Chœur est juste et placé dans tous ses registres. Il murmure sa faim en douces voix bien sonores sur les sanglots longs des violoncelles. Dans un hémicycle qui l'abrite en coque de résonance, il offre un immense parlement à la gloire du roi, alors que les députés flamands y font résonner des voix douces et sûres : l'écho lointain d'un peuple souffrant. Les femmes forment un gynécée angélique, les hommes une armée inquisitrice et l'ensemble menace à chaque instant d'éclater en Révolution sonore.
Les seconds rôles savent se mettre au diapason d'un si grand projet. Ève-Maud Hubeaux s'affirme en Thibault, page d’Élisabeth assuré, aux lignes toniques et bien placées sur un medium résonant : une protectrice rassurante pour la reine. Krzysztof Baczyk est un Moine noble et cérémoniel, dispersant avec largesse les notes les plus graves de la partition sans trop abîmer l'intelligibilité du texte. Souvent sonore, il est encouragé par le chef à passer la fosse dans les montées tonnantes. Le Comte de Lerme est interprété, pour cette seule soirée, par François Piolino, sa douce voix appliquée, appuyée mais tremblante. Le héraut royal Hyun-Jong Roh est impavide et très homogène, bien en son. Le Coryphée d'un Florent Mbia bien placé appelle le peuple au courage. Même Silga Tiruma impressionne en quelques mesures, sa voix d'en haut venant littéralement du ciel de Bastille et, loin d'un chant flûté angélique, elle répand sur la salle une voix large de menaces.
Théâtre du sacrifice, la mise en scène se referme sur une princesse Eboli cloîtrée, le cercueil vide d'un marquis Rodrigue de Posa, le cadavre de la reine Élisabeth pour laquelle le poison était le seul remède à son amour, le roi d'Espagne Philippe II se tenant la tête de douleur, son infant Don Carlos mettant un pistolet sur sa tempe et l'Inquisiteur triomphant, comme ce spectacle.