La Cenerentola de Rossini ou le conte de Monte-Carlo
Cet opéra en deux actes, créé donc en 1817 à Rome, sur un livret de Jacopo Ferretti inspiré du conte de Charles Perrault puis des frères Grimm Cendrillon, est une œuvre d’un compositeur de 24 ans, qui a déjà connu le succès avec le seria (Tancrède) et le buffa (L’italienne à Alger), dont il parvient désormais à mêler les accents respectifs de manière organique. Cette production de l'Opéra d'État de Bavière redonne vie, grâce à la réalisation de l’initié Grischa Asagaroff, à la mise en scène culte de Jean-Pierre Ponnelle. La légèreté du décor d’architectures, telles des gravures de Piranèse, en plus perlé, sont les cadres d’une narration qui chemine de château en palais, l’un délabré, l’autre princier. Les éclairages changeants de Christian Kass leur font prendre la consistance même de l’action qui avance à la vive allure du tactus rossinien (sa mesure). L’économie de moyen, la simplicité dans le baroque est ce qui assure l’efficacité singulière de la proposition scénique, qui sait tirer tout le potentiel comique de l’accessoire (coussin, parapluie, canne) circulant entre les personnages. Elle atteint ainsi l’essentiel, ce que seule une vision profondément érudite peut produire, érudition en matière de théâtre ou de cinéma chanté intérieurement : on pense à Rabelais, Molière, Beckett, Fellini et à leurs sourires aussi épanouis que grinçants. Les décors et costumes de Jean-Pierre Ponnelle offrent ainsi, lors des nombreux levers de rideau intégralement inclus dans le spectacle, leur théâtre d’ombres et de couleurs, de papier et d’étoffes, qui laisse toute sa place à l’énergie vitale des corps et des voix. Cette légèreté est d’abord celle de Rossini et du regard latéral qu’il promène sur sa propre production. « Voilà une histoire bien compliquée » ne peuvent s’empêcher de déclarer les protagonistes, tout comme la Bartoli qui s’amuse de ses propres vocalises, clins d’œil sonores à l’avidité du public de l’époque pour les prouesses vocales. L’ensemble se place sous le signe de la lisibilité sonore et visuelle : sonore parce que visuelle, ou bien l’inverse. Sons et images rient d’une même voix, à la faveur de trouvailles constantes qui fonctionnent comme des onomatopées visuelles.
Les deux autres rôles féminins, Tisbe et Clorinda, sont d’insupportables poupées siamoises, formant par leur reflet réciproque un simulacre vain et malfaisant. Elles entrent et sortent de leurs bonbonnières respectives de part et d’autre du décor. En toilettes crinolinées et meringuées, Tisbe est la mezzo-soprano Rosa Bove. Elle assure une performance vocale en ballerine, Petrouchka malfaisante et ridicule. L’autre, Clorinda, est la soprano Rebeca Olvera. Son contrepoint un peu moins physique incarne une version plus passive d’un féminin en perdition. Elles ne sont jamais séparées, physiquement et vocalement, et c’est en duo qu’elles viennent saluer.
Côté plateau masculin, vient le père Don Magnifico, qui complète la famille d’adoption et de servitude de Cendrillon, tout juste bonne à halluciner sa vie de ses envies. Le baryton-basse Carlos Chausson réincarne le rôle avec un métier vocal et physique qui replace cette production dans son histoire. La voix est posée, la diction précise, la projection énergique. Le timbre a le caverneux truculent ou ridicule d’arrière-cuisine requis. Son jeu physique relève de la farce bien huilée.
Alidoro est la figure d’un père idéal. Il est accompli par le baryton Vincenzo Nizzardo, longiligne, à la fois inquiétant et rassurant. Il est le maître à penser plus que le précepteur du prince. Ce personnage, qui concentre toute la matière initiatique du conte, est un enchanteur. Dans son air central (« Là del Ciel, nell’arcano profondo »), sa voix ne parvient pas à donner toute la puissance définitive que réclame la mise en scène en plus du rôle (immense ombre projetée de son bras sur le rideau de scène). Mais il se montre constamment à sa mesure dans l’action, avec une diction à l’admirable vélocité.
Son élève, amoureux de Cendrillon, le Prince Don Ramiro est le ténor Edgardo Rocha. Il conquiert d'emblée par le naturel de sa présence scénique, la maîtrise de son instrument. Moins par la qualité intrinsèque de ses couleurs vocales. Mais sa capacité à phraser, à accomplir de saisissants changements de dynamique, depuis les limites intimes de la vocalité jusqu’aux puissantes amplifications, rendent palpable la suavité et la fougue amoureuses du partenaire de Cecilia Bartoli. Lors de leurs duos, deux ensoleillements vocaux se cherchent et se trouvent.
Enfin, une grande satisfaction provient du Dandini, le valet déguisé en prince, du baryton Nicola Alaimo. Le timbre est moelleux, homogène. L’aisance vocale du chanteur le rend capable de se faufiler dans toutes les mascarades requises. Tel un Raymond Devos d’opéra, il déploie la finesse d’un ours gracieux et délicatement balourd. Il reçoit sa petite ovation.
La fosse contient le dernier et essentiel ingrédient de l’œuvre et de cette production : l’orchestre des Musiciens du Prince Monaco, jouant sur instruments anciens. Il rejoint la précision des ensembles constitués de musique contemporaine. Chaque pupitre, chaque instrument soliste, accorde au comique et au pittoresque le potentiel de son timbre, comme le clavecin de Luca Quintavalle, personnage à part entière. Leur chef, Gianluca Capuano, en plus de son impeccable tenue de la pulsation rossinienne, demande à sa phalange d’utiliser toutes les amplitudes sonores possibles, ces pianissimi qu’il faut oser et faire parvenir à sonner, à la limite de l’extinction. Encore du Rossini. Le Chœur d’hommes de l’Opéra de Monte-Carlo, avec à sa tête le chef Stefano Visconti, très applaudi, complète le paysage, avec une belle puissance homogène, un engagement physique jubilatoire.
Cette Cenerentola offre l’expérience de l’irrésistible, de la jubilation contagieuse, de l’émotion palpable et partagée généreusement entre tous les êtres qui peuplent la salle Garnier et qui n’en finissent pas de se saluer réciproquement. L’ovation est pour Bartoli, qui gratifie son public de signes sincères de bonheur et d’amitié.