Leonore de Beethoven à La Monnaie, originale et fidèle
Ludwig van Beethoven reprendra par trois fois son unique opéra, pour lui offrir un succès digne des idéaux de liberté et de fraternité qui l'inspirent, effaçant ainsi le désastre de Leonore créée à Vienne devant une salle pleine de soldats français, avant qu'elle ne disparaisse de l'affiche après trois représentations. Le projet actuellement représenté à Bruxelles est donc d'autant plus intéressant, La Monnaie s'étant efforcée de rendre une Leonore authentique et fidèle à sa version originale, particulièrement attachante, intense, et d’une rare pureté. Un bijou d’une finesse à couper le souffle, fidèle au génie créateur qu’est Beethoven, porté en outre par des voix enchanteresses.
C’est l’amour qui a toujours guidé mon effort, car l’amour véritable ne connaît pas la peur.
Beethoven se passionna pour les idéaux révolutionnaires, portés ici par son personnage principal, l'incarnation de la fidélité à ses amours comme à ses valeurs, une femme, ni victime ni soumise, loin de la perfidie et de la fatalité commune à la plupart des pièces emblématiques en ce temps-là. Loin également des ruses de la cour et de l’aristocratie, c’est dans les geôles que sont chantées et jouées les trois ouvertures d’actes emblématiques de Leonore. Un rythme magnifique où la musique destine les personnages à des enjeux lyriques.
Leonore, jeune femme amoureuse, apprend que son époux, Florestan, a été injustement enfermé dans une prison de Séville après avoir dénoncé les agissements illégaux du gouverneur Don Pizzaro. Déterminée à sauver son mari, elle se déguise en jeune garçon et infiltre la prison sous le nom de Fidelio. Cette histoire sillonne et creuse des sentiments profonds, pluriels et toujours nobles. Mêlant habilement l’opéra-comique à la française, le Singspiel (son cousin allemand) et la chanson folklorique traditionnelle, Leonore est une œuvre complexe, extrêmement lyrique. Les personnages sont humains et soutenus ici par leurs incarnations d’une justesse rafraîchissante. Cette distribution très dynamique joue du parlé chanté à l’allemande, non sans quelques touches d’humour.
Marlis Petersen (© Y. Mavropoulos)
Personnage clé, titre et sublime de l’opéra, Leonore, incarnée par l’androgyne soprano Marlis Petersen, triomphe des injustices avec une voix absolument magnifique. Lors des deux premiers actes, durant lesquels elle se cache sous le nom de Fidelio, sa voix est grave, très précise et énergique. Mais au troisième acte, Fidelio (re)devient Leonore. La vérité éclate autant que la voix qui s'envole dans des aigus étourdissants, ornementés et d’un naturel où l’effort est effacé par l’incarnation. La sublime jeunesse se marie ainsi à l'élégance de la voix.
Autre femme de la pièce, la jeune et candide Robin Johannsen joue Marcelline, fille du geôlier, éprise de Fidelio. Vent de fraîcheur de cet opéra, la salle peut s’amuser de cette voix sans limite dans les aigus, où la rondeur acide des notes perle en abondance. Une présence sur scène décomplexée, d’une insolite nubilité.
Un peu en retrait, le ténor Johannes Chum semble forcer légèrement sa voix, gutturale, malgré une présence très naturelle. Son timbre est souvent éclipsé par la voix de Marcelline. Le public pourra en somme lui regretter une puissance que le rôle ne lui confère pas. Oublié de l’histoire, Jaquino, témoin de l’imposture de Leonore, finit tout de même satisfait dans les bras de son amour Marcelline.
Belle satisfaction de cet opus, le père et geôlier Rocco, incarné par Dimitry Ivashchenko habite la pièce avec une voix d’une rare puissance. Ses graves sont ronds et dessinés de nuances profondes et supérieures.
Une voix de baryton perce : celle de Johannes Weisser avec son rôle infâme de Don Pizarro, qui impressionne par sa puissance. Son chant est déployé, énergique et virile. Plus subtil, Maximilian Schmitt, Florestan incarcéré depuis deux ans, frôle la folie et le désespoir. Sa voix, emprunte de belles vibrations et rondeurs sonne extrêmement lyrique. Une voix forte, déployée dans le tragique mais résolument fine et contrôlée.
Le Don Fernando de Tareq Nazmi impressionne par sa présence. Une voix de basse, profonde et puissante qui tient tête à un orchestre survolté. Il ajoute au finale salvateur une présence sombre et définitivement pleine d'impact.
Avec une distribution d’une belle jeunesse exaltée et la présence du Freiburger Barockorchester, ensemble sur instruments d'époque et réputé pour ses interprétations de répertoires variés et prestigieux (a fortiori sous la direction de René Jacobs), le spectateur assiste à un opéra d’une qualité rare. Pleine de vivacité, polychrome et moderne, voir Leonore sous cet angle donne l’impression d’une colorisation cinématographique. Un vent nouveau, hommage au génie de Beethoven.