Noces débridées à l’Opéra national du Rhin
Alors que l’Orchestre symphonique de Mulhouse entame les premières phrases de l’œuvre, le Comte Almaviva, interprété par le baryton Davide Luciano, installe littéralement Susanna, incarnée par la soprano Lauryna Bendžiūnaité, sur son fauteuil, comme il poserait un objet prêt à consommer. En simple blouse blanche d’infirmière, elle sert les fantasmes du Comte, qui lui fait prendre la pose, la caresse et la photographie à l’aide d’un Polaroid. La mise en scène ne s’articule pas autour du décor, minimaliste, fait de simples hauts rouleaux de feutrine déplacés au fur et à mesure de l'intrigue, et que les éclairages colorent en fonction du genre des personnages principaux ou de la situation : bleu pour le Comte, rose poudré pour la Comtesse, vert évidemment pour la jalousie et noir pour la nuit dans le jardin. Seule originalité pour ce jardin, un canon à confettis explose au début du quatrième acte, envoyant des paillettes blanches et des confettis jusque dans la fosse d’orchestre.
L’accent
est davantage mis sur les poses, l’explosion des sentiments et des
frustrations des personnages. La seule mesure est littéralement
celle faite par Figaro, interprété par le baryton-basse Andreas Wolf, qui, à l’aide d’un mètre
de couture, prend les dimensions de la chambre conjugale. En perfecto
et jeans, il ancre lui aussi la thématique dans une dimension
contemporaine, allant jusqu'à noyer son chagrin dans une bouteille
de whisky lorsqu’il se pense trahi par Susanna au quatrième acte.
L’état d’ébriété de Figaro n’empêche pas Andreas
Wolf de conserver une voix toujours
assurée et une articulation claire.
Lauryna Bendžiūnaité incarne une Susanna dont la seule responsabilité dans cette mise en scène est d’être une femme-objet. Sa voix ne tremble pas sous les assauts du Comte, son articulation ne fléchit pas et son timbre sait se faire chaleureux par moments, mais elle est surtout convaincante par sa gestuelle et ses ronds de jambe qui lui servent à incarner le personnage.
Le
baryton Davide Luciano
est un comte libidineux, enclin aussi à d’autres excès. Dans la
chambre prête pour la cérémonie nuptiale au début de l’acte
III, symbolisée uniquement par un sommier et un matelas vert sans
drap ni couverture, il se lamente sur l’imbroglio construit aux
actes précédents en prenant une ligne de cocaïne, se roulant sur
le lit et pleurant de ses graves puissants et bien articulés
jusqu'à la résolution finale.
La soprano Vannina Santoni égrène tour à tour, avec agilité, les atermoiements de la Comtesse délaissée, son trouble à la vue de Chérubin et sa colère, conservant un timbre chaud et tenant bien ses aigus jusqu'à son pardon final. Elle porte un cerceau de jupon fuchsia et des superpositions de tissus roses quand elle est légère, ou une crinoline noire lorsque le doute l’étreint. Le public a l’impression d’assister au défilé de mode d’une école de stylisme qui joue avec les codes genrés.
La mezzo-soprano Catherine Trottman en Chérubin transcrit parfaitement cette confusion des genres. Le son riche de ses aigus est conservé jusqu’au bout, et elle incarne avec adresse un Chérubin en difficulté, à la démarche masculine, lorsqu’il/elle fait ses premiers pas en talons aiguilles.
La confusion des genres et le travestissement nécessaire à l’argument sont déjà annoncés au premier acte, lorsque le ténor Gilles Ragon en Don Basilio apparaît dans une longue et austère robe noire, coiffé d’une perruque qui lui confère l’apparence d’un Norman Bates au rictus constant, plus que celle d’un intrigant. Si sa ligne vocale est bien articulée, son timbre volontairement perçant rajoute néanmoins à l’aspect antipathique du personnage.
Affublée de la même tenue, la mezzo-soprano Marie-Ange Todorovitch incarne une Marcellina vaudevillesque. Son timbre chaud dans les aigus et sa voix bien déployée pourraient la rendre touchante, mais elle reste statique en toute circonstance, même lorsque le livret indique qu’elle étreint son fils Figaro au moment des retrouvailles avec son enfant perdu. Bartolo, le père retrouvé de Figaro, interprété par le baryton-basse Arnaud Richard, à la ligne vocale bien articulée, forme un couple cohérent vocalement et physiquement avec Marie-Ange Todorovitch. Le ténor François Almuzara, en Don Curzio, remplit ses fonctions de juge en récitant sa partie de façon bien articulée.
La soprano Anaïs Yvoz interprète Barbarina, tandis que son père, le jardinier Antonio, est incarné par le baryton Dominic Burns. Si la soprano sait gratifier le public de beaux aigus et d’une chaleur de timbre, il lui faut encore travailler son accent italien, aux inflexions trop françaises, en particulier sur la cavatine L’Ho perduta qui ouvre le quatrième acte, ce qui n’empêche pas le public de l’applaudir. Même constat pour Dominic Burns, au charme trop britannique pour un jardinier italien, même si son accent est compensé par de beaux graves et par une présence scénique dynamique, en costume de jardinier, apportant le bouquet de lys qui sera piétiné par Susanna.
Le Chœur de l’Opéra national du Rhin, dirigé par Sandrine Abello, est puissant, bien en accord vocalement, mais les costumes, des blouses de chimie blanc cassé, ne rendent pas justice à l’harmonie chorale. Les paysannes sont habillées des mêmes blouses, et les fleurs qu’elles offrent à la Comtesse sont des fleurs de tissu qu’elles collent sur sa robe. Le public garde donc constamment en tête cette impression de défilé de mode, accentuée par l’arrivée d’un mannequin émacié en fin de représentation, masques de perles tombantes sur le visage et l’entrejambe, dont la fonction scénique n’est pas clairement établie. Ce qui n’empêche pas le public d’applaudir à tout rompre à la fin de la représentation, avec un enthousiasme plus prononcé pour l’orchestre et la claveciniste.