Norma à Liège, rôle meurtrier et vainqueur
Norma, sculptée à même la roche du menhir gaulois, est un personnage d’opéra d’une rare richesse. Femme puissante à la tête d’un empire, mariée à un romain, mère de deux enfants, elle incarne tous les possibles chez la femme. Self Made Woman antique, rien n’empêche pourtant la tromperie infâme de l’homme, qu’elle subit au deuxième acte. Aiguisé, ce rôle d’une grande finesse dans une partition exigeante réclame et obtient ici une justesse rare.
Des subtiles arabesques vocales aux violences assourdissantes, naît un désespoir schizophrénique, aux abords de la folie chez cette femme bafouée, tiraillée entre le besoin de vengeance et de folie meurtrière, l’amour qu’elle porte toujours a son mari, Pollione, la haine de ses propres enfants, et la rédemption.
Rôle consécrateur pour de nombreuses cantatrices, c’est sous la baguette de Massimo Zanetti et la mise en scène de Davide Garattini Raimondi que naît une version sensible et si humaine de Norma. Un bel Hommage à la vision révolutionnaire de Bellini, emprunt d’un héritage réaliste et romantique.
« N’ayons pas honte d’être transportés par la noblesse et le charme de cette mélodie, n’ayons pas honte de verser des larmes d’émotion en l’écoutant. Ce n’est pas un crime que de croire en cette musique ! » Wagner
En effet, à une époque où le bel canto jouit des comédies et mélodrames, Bellini marque un tournant dramatique dans l’histoire de l’opéra. Entre le péplum, le symbolisme de Gustave Klimt et l’art nouveau de Mucha, les décors et costumes proposés par Liège renforcent l'intemporalité d'une pièce entre advenu et advenir. Des diamants sur un casque futuriste, des habits métalliques, des peintures sur les visages des druides font face a un imposant plateau à trois étages. L'assistance pourra noter les magnifiques bas-reliefs romains, qui servent d’appartements privés au couple royal, lieu intime des envolées lyriques déchirantes.
Entre l’intime et le public, une ligne bien définie permet au spectateur une appréciation totale et évolue peu à peu au fur et mesure des cinq actes. Le décor commence gaulois, brutal et rocheux, pour finir romain, sous l’aigle du Senatus populusque romanus. Une folie triangulaire s’installe et chacun se perd, entre compassion et désir de vengeance.
Quelle belle interprétation que celle de Patrizia Ciofi qui incarne Norma avec une complexité novatrice ! L'entrée semble un peu timide, mais il est aisé de comprendre que le choix de la soprano colorature correspond à un besoin de réappropriation du personnage mythique de Norma. Revenir, par cette voix peut-être réprimée, à la femme sensible, humaine, au destin tragique, permet des chuchotements de torpeur d'autant mieux déchirés par les cris aigus de la femme bafouée. D'une présence sur scène et d’une énergie rares, d'une incarnation totale, entre le rôle masculin du chef de guerre et la douceur de la mère de famille, Patricia Ciofi mène la danse. Sa voix est franche, flexible, acide même, dans les aigus expressifs du « Casta Diva ». Une extrême féminité, complexe, entre délicatesse et poing de fer.
Un dialogue se noue, intime et sincère, avec Josè Maria Lo Monaco, Adalgisa, jeune vierge du temple gaulois. Toutes deux victimes de l’infâme homme vil et traître, elles se lient d’un pacte éternel. Moment clé de cet opéra, le « Sì, fino all'ore estreme!... » est d’une beauté divine. L’auditoire vacille, acclame l’association des deux voix féminines. Adalgisa est séduisante, presque innocente avec son timbre boisé, aux teintes veloutées, mâtiné d'aigus d’une rare pureté.
Face aux subtilités des femmes, Pollione, joué par Gregory Kunde, impose sa voix. Elle est puissante, grave et résonne dans la salle. Son incroyable capacité a se faire entendre au-delà de l’orchestre fait tourner la tête. À peine entonne-t-il le célèbre « Me protegge me difende » que son statut de « male singer of the year » ne peut laisser de doute. Une diction latine parfaite, difficile pour un anglophone pourtant, qui perle dans des graves aristocratiques, presque gutturaux.
Faiblesses humaines des personnages mais rôles divins, un chanteur se démarque aussi par son timbre, celui du druide Oroveso, éthéré par le talentueux Andrea Concetti. Sa voix cernée de beaux aigus, parfois un peu forcée dans les notes graves et sombres semble certes faible à coté de celle de Gregory Kunde (mais quelle voix ne le serait pas ?), mais sa présence rappelle souvent Norma à son peuple, lueur de réalité dans cet opéra où tous se perdent.
Flavio, figuré par le jeune Zeno Popescu, tient tête à Gregory Kunde. Témoin direct de Pollione, il est le personnage clé grâce auquel l’auditoire perçoit la perfidie du chef romain. Sa voix est franche, cerclée de belles harmonies, de graves puissants et d'aigus plus subtils. Sa présence sur scène au côté de Pollione sonne juste.
Femme touchante et maternelle de la pièce, Clothilde protège les deux héritiers de Norma en déployant la voix ronde de Réjane Soldano, rassurante marque de féminité. Une voix complexe et emprunte de réalité, force de la nature. Les notes subtiles sont là et le duo Norma-Clothilde sonne juste. « Ei tornerà. Si! » marque une complicité pure et sincère.
Massimo Zanetti relève haut la main et haut la baguette le difficile pari d'une Norma expressive, énergique, subtile et honnête. Son amour de la pièce est là, dans un respect rare des enjeux musicaux. Chacun oublie sa gloire personnelle, pour livrer une version d’une rare intensité. Ovationnée, elle mérite d’être vue et surtout revue.