Le Festival d'Ambronay rouvre le livre des Madrigaux de Monteverdi
De gauche à droite : Miriam Allan, Hannah Morrison, Paul Agnew, Sean Clayton, Mélodie Ruvio et Cyril Costanzo (© Bertrand Pichène)
De sa voix posée et puissante, au charmant et léger accent britannique, Paul Agnew, co-directeur artistique des Arts Florissants, présente le concert de ce soir : il y a deux ans, l'ensemble invitait le public du Festival d’Ambronay à Crémone, ville de naissance de Claudio Monteverdi (1567-1643). L’année dernière, ils l’emmenaient à Mantoue, où Monteverdi officia au service du Duc. Cette fois, c’est à Venise, où Monteverdi travailla à son propre compte après la mort du Duc. Dans cette ville-république, le travail du compositeur est très différent, devant répondre aux goûts du public qui demande toujours plus de couleurs et plus de virtuosité. C’est à cette époque qu’il édite son VIIe Livre de Madrigaux (1619) et son important VIIIe Livre de Madrigaux (1638 – en deux livres). Son esthétique est toute nouvelle : bien qu’il soit d’usage d’écrire pour cinq voix, il en écrit une multitude pour voix seule, deux voix, trois, quatre ou six voix – mais jamais pour cinq. C’en est même un rejet clair de la tradition madrigaliste. Le programme de ce soir est un choix étudié parmi ces deux recueils à la taille impressionnante (qui constituent environ dix heures de musique). Monteverdi se montre très précis dans ses indications et explique la démarche de sa composition, recherchant avant toute chose l’expression et le respect des émotions du texte.
La présentation faite, Paul Agnew se tourne pour diriger, d’un geste souple et sûr, Tempro la cetra (J’accorde ma cithare). Le chef se fait alors conteur, de sa voix puissante, son timbre superbe et scéniquement investit. Il introduit ainsi Al lume de le stelle (À la lueur des étoiles), à quatre voix. Le ténor Sean Clayton y montre une voix à la technique maîtrisée. La basse Cyril Costanzo impressionne par ses graves d’outre-tombe mais peine toutefois en justesse et en timbre dès que le registre médium est dépassé. Les lumineuses sopranos Miriam Allan et Hannah Morrison, très complices, ont toutes deux une voix douce et claire. Du scintillement des yeux, ce sont les cheveux d’or qui sont décrits dans Chiome d’oro bel tesoro. Dans Interrotte speranze,eterna fede (Espoirs brisés, éternelle constance), les deux ténors partagent ensemble leur angoisse passionnelle, en joignant parfois leurs timbres à l’unisson. Agnew possède assurément plus de charisme et d’assurance, mais Clayton se défend vaillamment. Il est alors temps de chanter la lettre d’amour Se i languidi miei sguardi (Si mes regards langoureux), interprétée par la douce et expressive Hannah Morrison, accompagnée du seul théorbe. Paul Agnew dirige par sa seule présence et ses respirations les six chanteurs qui se retrouvent pour le madrigal suivant, A qu’est’olmo, a ques’ombre ed a quest’onde (À cet orme, à ces ombrages et à ces ondes) – les instrumentistes se gèrent très bien seuls, grâce à une attention et une technique impeccables. Les graves de Cyril Costanzo impressionnent toujours mais manquent encore un peu de puissance pour être véritablement appréciés. L’harmonie est ici très bien mise en valeur, avec notamment des retards dans les voix intermédiaires. Dans le Ohimé, dov’è il mio ben ? Dov’è il mio core ? (Hélas, où est mon bien ? Où est mon cœur ?), les « Dov’è » se font puissants et douloureux, les sopranos se répondant comme des échos, ces répétitions amplifiant la douleur amoureuse du poème du Tasso. Il en est de même pour les « di tante doglie » (de tels malheurs), qui ne sont ni beaux ni désagréables, mais remplis d’émotion.
Paul Agnew et Les Arts florissants (© Bertrand Pichène)
Le ballo (mini-opéra) de Tirsi e Clori (1615) clôt le VIIe Livre et cette première partie de concert. Respectant les consignes de Monteverdi, les instruments sont disposés en demi-cercle, avec le clavecin à une extrémité, la harpe et le théorbe de l’autre, le premier pour accompagner Thyrsis, les deux autres pour accompagner Chloris, eux-mêmes chacun à une extrémité. L’interprétation de Miriam Allan et de Paul Agnew est empreinte de tendresse, avant qu’ils ne soient rejoints par les autres chanteurs pour une réjouissante danse.
La seconde partie présente des extraits du Livre VIII et débute par Altri canti d’Amor (Qu’un autre chante d’Amour), initialement dédié à Ferdinand II, Empereur des romains, puis finalement à son fils et successeur – heureusement lui aussi nommé Ferdinand. Les chanteurs, disposés en deux chœurs d’un côté et de l’autre de la scène et qui se répondent, usent d’intentions en soufflets, un rien exagérés, certainement pour figurer comme des sanglots. La disposition permet quelques effets de stéréophonie et de figuralisme, tels les impressionnants « Di Marte » (De Mars), les « I duri incontri » (Les durs combats) ou « Strider » (je crierai) qui fusent d’une voix à une autre. Cyril Costanzo intervient pour les appels autoritaires et impérieux « Tu cui tessuta han di cesareo alloro » (Toi qui as tissé du laurier de César), à l’adresse du Grand Ferdinand. Enfin, les voix se mêlent et se croisent dans le dernier couplet « Del tuo sommo valor canta » (De ta plus haute valeur je chante). Le début du Hor che’l ciel, e la terra, e’l vento tace (Maintenant que le ciel, et la terre, et les vents font silence) est saisissant par ses couleurs piani, où la voix de Paul Agnew ressort un tout petit peu – c’est ici sa façon de transmettre ses intentions à l’ensemble. Le vers « Veglio, penso, ardo, piango » (Je veille, pense, brûle, pleure), a cappella d’abord, est riche de couleurs, d’harmonies et de contrastes sublimes. Sans transition, Così sol d’una chiara fonte viva (Ainsi, d’une seule source claire et vive) fait entendre une étonnante montée chromatique des lignes vocales qui s’entrecroisent sur « Una man sola mi risana » (C’est une seule main qui me guérit). Le Lamento de la Ninfa est lui aussi riche en figuralismes et en dramatisme : alors que la charmante Hannah Morrison erre désespérément sur scène et cherche « la foi que ce traître m’avait jurée », les trois hommes commentent et prennent pitié de cette « miserella » (pauvre petite), avec parfois des dissonances fortes d’expressivité. Après cette émouvante page, une autre bien plus heureuse avec Dolcissimo usignolo (Délicieux rossignol), interprétée par la tout aussi délicieuse Miriam Allan, aux vocalises et aux aigus bien placés, rejointe par Hannah Morrison pour un charmant duo, auquel répondent, en retrait derrière l’orchestre, les trois voix graves, comme la résonance d’un chœur.
Hannah Morrison et Miriam Allan (© Bertrand Pichène)
Suit le Combat de Tancrède et de Clorinde (1624). Le temps de l’installation, Paul Agnew lit les consignes très précises données par Monteverdi dans sa préface, tant sur la disposition et la mise en scène que sur les intentions musicales. Ces consignes, ne pouvant être plus claires, sont ici scrupuleusement respectées. Le ténor et Directeur est le Récitant et la Guerre, de sa voix claire et ferme, impressionnant par la rapidité de son élocution. Hannah Morrison et Sean Clayton, respectivement Clorinde et Tancrède, sont tous deux très convaincants dans leur rôle, tant scénique que vocal. Leur voix suffit pour comprendre l’action, illustrée toutefois par quelques gestes sans accessoires. La soirée se termine par Volgendo il ciel per immortal sentiero, un ballo à cinq voix et deux violons, où Sean Clayton est le Poète, joliment accompagné par la nobil cetra (la noble lyre – ici le théorbe de Massimo Moscardo), avant d’être rejoint par le tutti pour le ballet final.
Paul Agnew, Hannah Morrison et Sean Clayton (© Bertrand Pichène)
Le public souhaitant continuer encore un peu ce magnifique moment en compagnie des musiciens et chanteurs des Arts Florissants, il a droit en bis une nouvelle fois au superbe duo des sopranos, Dolcissimo usignolo.