Ludovic Tézier : « J’aime Verdi d’un amour insensé »
Ludovic Tézier, vous répétez actuellement Don Carlos
À la fois loin et pas loin : j'ai déjà travaillé 80% de mon rôle, mais nous continuons de faire évoluer chaque jour notre interprétation. Nous creusons toujours plus la psychologie des personnages, bien que ce soit déjà très abouti à mon sens. Il y a des pistes vraiment intéressantes dans cette mise en scène.
Comment le metteur en scène Krzysztof Warlikowski vous a-t-il présenté son projet et la manière dont il voyait votre personnage ?
Comme je l'attendais, ce qui n'est pas si courant : déjà, lorsque j'étais en fac d'économie, je faisais des plans qui n’étaient ceux de personne. C’est toujours un peu le cas : j’ai parfois une vision différente des rôles que je prépare. Comme Warlikowski est également comme cela, voire même encore plus, nous nous sommes retrouvés rapidement sur la conception du personnage, dès les cinq premières minutes de discussion. C’est une vision un peu moins angélisante que ce qui est communément admis. J’ai toujours voulu explorer ce que ce personnage peut avoir d'aspérités et de secrets. Nous verrons donc les zones d'ombre de ce personnage, sa manière de manipuler les choses et la vérité pour arriver finalement à une juste cause, car le personnage reste extrêmement positif.
Vous n'irez donc pas aussi loin que la mise en scène de Robert Carsen présentée l'année dernière, dans laquelle Posa simulait sa mort pour faire un coup d’État ?
Non, parce que ça n'est pas écrit comme cela. On pourrait réécrire une nouvelle pièce et ça serait probablement intéressant. Seulement, je préfère m’en tenir à ce qui a été écrit par Verdi, du Locle et Schiller, que j’estime être des types pas mal. Le livret est bon, il suffit donc d’apprendre à le lire jusque dans ses silences : il y a des moments de suspension qui sont très significatifs et qui permettent de comprendre ce qui s'est passé avant et ce qui va se passer ensuite. Cette musique est tellement belle et le sujet paraît tellement évident que l'on dirait qu'il suffit d'être sur scène, de bien chanter pour que tout soit fait. Ce serait dommage car de nombreux aspects n’ont pas encore été suffisamment explorés par les productions existantes, que j’admire pourtant, notamment dans la psychologie entre les personnages. Il faut arriver à s'amuser de ça : c'est une dégustation que de travailler sur un livret pareil avec de telles interconnexions entre les personnages.
Ludovic Tézier pendant les répétitions de Don Carlos (© Eléna Bauer - Opéra national de Paris)
Que pouvez-vous nous dire de cette version originelle en français et en cinq actes ?
D’abord, Verdi l'a remaniée : il devait donc penser que ce n’était pas une version suffisamment aboutie. Mais ce n'est pas la moins intéressante non plus. D'abord d'un point de vue historique, pour les gens qui ont entendu plusieurs fois Don Carlo dans sa version italienne, c'est assez intéressant de revenir aux sources de ce qui est devenu petit à petit un chef d’œuvre phénoménal. Certes, il y a des moments où la tension redescend légèrement, mais il y a également des moments extrêmement réussis. Il faut donc les voir comme deux versions complémentaires, qui éclairent des aspects différents des personnages. Par exemple, nous avons répété ce matin avec mon ami Ildar Abdrazakov le duo entre Rodrigue et Philippe : cette version en est sensiblement différente de la version italienne, qui est beaucoup plus « punchy » et rentre-dedans. Ici, ils se disputent à fleuret moucheté [les deux personnages se battent au fleuret dans la mise en scène de Warlikowski, ndlr
Cette production est l'un des événements lyriques les plus attendus au monde cette saison, notamment du fait de sa prestigieuse distribution. Qu'avez-vous pensé lorsque vous avez appris que vous seriez associé à ce projet ?
J’ai pensé qu'il allait vite falloir se mettre à travailler ! Je dis bien sûr cela sous forme de boutade car je donne tout ce que je peux quels que soient le théâtre et les collègues. Il y a effectivement les plus intrigants et fascinants artistes du moment qui sont en scène, notamment dans la première distribution. Mais je répète depuis une semaine avec ce qui est prétendu être une seconde distribution, et je peux vous dire que ça n'en est absolument pas une : c’est une très belle distribution également. J'ai la joie de partager les deux. Ce qui est intéressant pour moi également, c'est de rencontrer Krzysztof Warlikowski et de retrouver de vrais amis, de vraies connaissances de route sur le grand chemin d'une carrière. On se retrouve sur scène tous ensemble dans une œuvre sublime, à partager en plus de l'amitié qui nous unit : c'est une chose qui arrive assez rarement.
Elina Garanca a répondu à cette question en disant qu'elle avait espoir de créer une version qui reste comme celle de Domingo, il y a 50 ans. Est-ce que vous avez également cette ambition ?
C’est en effet un événement annoncé. Mais après, c'est l'Histoire qui juge : vouloir la marquer est quelque chose d'ambitieux, de noble. Je reconnais bien là le caractère volontaire d'Elina ! Par contre, ce n'est ni à moi, ni à personne d'en décider : on verra bien. Ilias Tzempetonidis [le Directeur du casting de l’Opéra de Paris, ndlr] me disait récemment que réunir ce casting avait demandé deux ans de travail. Comme dirait ma grand-mère : maintenant on a le pain et le couteau. C'est bien, mais pour prendre une métaphore sportive, ce n'est pas parce qu'on a les meilleurs joueurs dans une équipe que l'on a la meilleure équipe, et c'est tant mieux ! Cette équipe est constituée d’artistes accomplis, qui s'apprécient : tout est réuni pour que les choses fonctionnent, qu'il y ait cette plus-value qui donne l'impression qu'on est 12 sur scène alors que l'on est que 10. Il faut parvenir à créer cette interaction fluide qui crée ces moments un peu étonnants en scène, où tout n'est que communion, avec les autres chanteurs, le public, le chef d'orchestre, les astres. Chacun d'entre nous est gâté d'y participer : il faut goûter ce plaisir-là, ce qui nous permettra peut-être de créer l'étincelle, ce moment dont on se souviendra tous, y compris le public j’espère, pour les années qui viennent.
Ludovic Tézier répète avec Jonas Kaufmann (© Eléna Bauer - Opéra national de Paris)
Vous évoquiez la qualité de la deuxième distribution : que pouvez-vous nous en dire ?
Elle est un peu plus jeune mais elle vaut tout autant le déplacement car il y a d'autres caractères en scène et donc une autre caractérisation des personnages. Le spectacle sera différent, bien que la mise en scène soit la même.
Votre propre interprétation s’adaptera-t-elle aux artistes que vous aurez en face ?
Oui, il s'agit simplement de jouer le match, c’est-à-dire s’adapter aux personnes que l’on a en face. Durant mon air, je suis livré à moi-même : mon interprétation ne devrait pas différer beaucoup d’un jour à l’autre. Mais lorsqu'il s'agit de duos ou d’ensembles, si le collègue apporte un autre regard, un autre sourire, une autre colère ou une autre émotion en scène, notre réaction est portée par une autre énergie, positive ou négative, et s’en trouve modifiée. C'est tout ce qui fait la saveur de ces échanges pris sur le vif.
Réservez vos places pour assister à ce Don Carlos, servi par la seconde distribution
Ludovic Tézier répète avec Jonas Kaufmann (© Eléna Bauer - Opéra national de Paris)
Nous avons compté 35 dates dans votre saison, dont 11 dans cette production, soit un tiers de votre saison : c'est une grande importance que vous donnez à l'Opéra de Paris. Quel est le lien que vous avez construit avec cette maison d'opéra ?
C'est un petit peu ma maison, bien qu’elle ne soit pas à moi du tout. Disons que c'est une maison où je me sens comme dans un endroit familier. J'y ai étudié il y a une trentaine d'années : ce sont des couloirs et des salles qui sont très habités pour moi, parfois même par des gens qui ne sont plus. Pour le chant, c'est la meilleure manière de prendre des risques tout en étant protégé. On est bien évidemment exposé sur scène, mais ça met dans des conditions particulièrement bonnes pour prendre ce risque qui est nécessaire et qui nous fait avancer.
Au mois de janvier vous chanterez Don Giovanni à Vienne. Vous avez pris ce rôle à Lucerne au début de votre carrière, mais ne l’avez plus chanté depuis longtemps. En quoi votre vision du rôle a-t-elle évoluée ?
La vie fait qu'on évolue, la compréhension du personnage aura donc évolué. Cela dit, en reprenant un personnage aussi complexe et intéressant que celui-là, on ne peut pas repartir de zéro : j'ai une histoire assez longue avec ce personnage, car je l'ai beaucoup étudié avant de le donner pour la première fois à Lucerne. Je pense que lorsque je vais profondément m'y remettre, d'ici peu, il y aura déjà certaines choses d'inscrites : il y a un palier qui a été atteint et duquel je repartirai.
Don Giovanni est un personnage extrêmement sombre, suicidaire, dans le sens où il court à l'abîme. C'est quelqu'un qui allume des feux mais n'en profite pas lui-même. C'est un personnage assez noir et charmeur, dans le vieux sens du mot charme : c'est-à-dire qu'il y a chez lui un venin, quelque chose d'empoisonnant, d’enivrant. Il est un peu trop simple de le résoudre à un séducteur : Don Juan n'est pas Casanova, même s’il y a des points communs, sans quoi cette affaire-là n’aurait pas tant d’intérêt. Il nous fascine par sa dévotion au mal, au même titre que Iago [dans Otello de Verdi, ndlr], sans qu’on comprenne bien ce qui nous intéresse chez lui. D’ailleurs, si Elvira tombe réellement amoureuse de Don Giovanni, les autres femmes sont intéressées par lui, sont envoûtées par lui, sont hypnotisées par lui, mais de l'amour là-dedans, il y en a finalement assez peu.
En juin, vous serez à Marseille pour Ernani. Quelle place cette production prendra-t-elle dans votre saison ?
La place du plaisir : il en faut ! Bien que ça ne soit pas si facile à chanter, j'ai trouvé l'évolution de ce personnage magnifique. C'est bien de commencer la saison avec Don Carlos et de la finir avec le Don Carlo d’Ernani : la boucle est bouclée ! La musique ainsi que l'épaisseur du personnage sont assez remarquables : c'est de la très grande musique, fulminante, fascinante, renversante ! C'est un très grand Verdi. Elle est peu jouée parce que les metteurs en scène ne voient pas ce qu’ils peuvent en tirer, le livret étant plus faible que ceux d’autres Verdi. Mais il y a toujours moyen de défendre un texte moyen quand il est servi par une musique pareille. On n’est pas en face d'un opéra mineur. Retrouver l’œuvre sera un plaisir, de plus il sera donné chez moi à Marseille, donc c'est très bien !
Vous parliez à l’instant du personnage de Iago : vous deviez chanter ce rôle avant l'été à Londres et votre participation a été annulée : que s’est-il passé ?
Le Royal Opera n'est pas en cause en tant qu'institution : il existe depuis pas mal de décennies, et il existera encore longtemps. Après, les personnes qui dirigent la maison aujourd'hui ont pris une décision technique, apparemment artistique aussi, que je ne peux pas approuver de ma position puisque j'ai été frustré de ne pas pouvoir participer à cette expérience-là. Je pense honnêtement que c'était une erreur. J'avais demandé deux jours supplémentaires pour des raisons de santé vraiment sérieuses, pas un rhume des foins ! Ces jours étaient à priori de trop alors qu'il restait un mois de répétition. S’il s’était agi de 15 jours, je me serais évidemment retiré de moi-même : je suis professionnel. Ils ont le droit de ne pas être content que je me sois défendu sur ce sujet, mais il était absolument hors de question que je laisse dire que je n'étais pas en capacité de chanter ce rôle-là, voire que je ne voulais pas le chanter. Je déteste le mensonge : c'est quelque chose qui me fait sortir le sabre. S’il avait été annoncé que je ne pouvais pas venir pendant deux jours et que cela posait d’importants problèmes de planning qui justifiaient mon retrait, je n'aurais pas eu grand-chose à y redire.
Vous reverra-t-on au Royal Opera ?
Je suis encore engagé avec eux dans les saisons à venir. Par ailleurs, je ne renie pas l’amour que je porte à l'institution, aux personnes qui la composent, des choristes au portier, mais aussi au public. J'aime beaucoup cet endroit-là : c’est le luxe des opéras !
À cette occasion, vous avez ouvert un compte Twitter et avez semblé prendre goût à ce mode de communication : continuerez-vous à l’utiliser ?
Je n'aurais jamais pensé ouvrir un compte Twitter, mais il se trouve que cela m'a permis de créer un véritable contact avec le public. J’avais besoin de livrer une information directe, parce qu’elle avait été déformée. La vérité devait s'exprimer, en toute simplicité. J’ai pu y donner rendez-vous au concert de la Tour Eiffel puis pour mon Rigoletto de Hanovre, où je pense avoir prouvé que j’aurais été en capacité de chanter Iago avant ! Depuis, il m'arrive de réagir à des choses que j'aime ou par exemple sur ce qui est arrivé à Barcelone [les attentats sur Las Ramblas survenus mi-août, ndlr]. Je vais toutefois éviter de réagir à toutes les catastrophes, sinon je vais devenir un vrai twittos : je préférerais ne pas avoir grand-chose à dire. C'est un média qui est intéressant pour réagir et partager une émotion. Il permet aussi de corriger des choses fausses ou biaisées qui sont dites et sur lesquelles on ne peut pas se défendre autrement.
Ludovic Tézier en Rigoletto (© Patrice Nin)
Pourquoi cette polémique vous a-t-elle particulièrement touché ?
Il se trouve qu’en avril, ma femme est tombée gravement malade : c’est la raison pour laquelle j’ai annulé ma participation au Don Carlo. Il n’était clairement pas possible de réunir les conditions pour le faire : j'étais à l'hôpital tous les jours. Au moment d’aborder Otello, nous étions rentrés dans « le métier de malade », comme le dit ma femme, c’est-à-dire quelque chose de beaucoup plus régulier. Elle était d’ailleurs la première à vouloir que je chante ce Iago car elle est également chanteuse : elle connait l’importance de ce rôle et le travail, ainsi que l'investissement intellectuel et financier, que j’avais consenti pour le préparer. Le Royal Opera était au courant de ces données-là. Ils ont malgré tout considéré que mon retard de deux jours était trop important. Je considère cela comme peu élégant : il faut savoir faire attention aux gens dans ces situations, quel que soit leur statut, d’ailleurs. Peut-être n’avaient-ils pas confiance dans le fait que je sois parfaitement disponible pour livrer le meilleur de moi-même, ce qui montrerait qu’ils me connaissent très mal : c'est justement lorsque j'ai des problèmes que je suis le meilleur. C'est ma nature : je suis plutôt guerrier.
Par ailleurs, j'ai tout de même subi il y un an un vrai problème qui m'a obligé à m'arrêter pendant huit mois, et qui aurait pu mettre un terme à ma carrière. Lorsque je suis revenu ici chanter Le Trouvère avec les copains Netrebko et Alvarez [compte-rendu ici, ndlr
Tézier - Le Trouvère (© Charles Duprat)
En effet, l’opéra est une passion qui amène certains amateurs à traverser le monde pour vous entendre. Comment vivez-vous cela ?
J'y pense tout le temps : ça a un côté extrêmement énergisant. C'est comme si vous organisiez un beau mariage et que tout le monde y vienne. On va essayer de faire quelque chose de digne de ces attentes et de l’œuvre. Je trouve assez réjouissant, dans ce monde où les catastrophes s’enchaînent et où l’avenir paraît assez sombre, qu'il y ait encore des gens qui décident de prendre l'avion (je déteste cela : je mesure donc la portée de leur geste) pour rêver un peu et avoir un frisson. Car c’est bien de cela qu’il s’agit !
Est-ce qu’il vous arrive de ressentir sur scène ce frisson que provoque votre chant, ou votre concentration vous empêche-t-elle d’être dans cette émotion-là ?
Cela m'a pris de nombreuses années de carrière : il faut pour cela une liberté scénique et vocale qui vient avec la maturité. Si on ressent ça dès le plus jeune âge, c'est soit qu'on est un surdoué, soit c'est qu'on est en danger, parce qu’on ne fait pas assez attention à ce qu'on fait. La première partie de carrière d'un baryton doit faire l’objet d’une grande attention, car on n’a pas la voix encore mûre : cela vient beaucoup plus tard. Il faut maintenir cette voix en forme et en état de chanter, pour qu'elle puisse éclore à maturité. Mais c'est vrai que depuis quelques années, cette maturité arrivant, il y a des moments où je suis traversé sur scène par l’émotion perçue par l'auditoire. C'est l'âme qui frissonne, pas l’avant-bras ! Il arrive que je sois vraiment remué, particulièrement dans les œuvres majeures qui nous renvoient à ce que la vie nous présente tous les jours d’amour, de malheurs, de colère ou de violence. Ce qui est formidable lorsque c’est en musique, c’est que ça traverse tout le monde, c'est une fulgurance d'un soir. Il y a de l'électricité partout ! Lorsqu’un artiste sort d’un tel spectacle, il ne peut raisonnablement pas aller dormir avant trois ou quatre heures : il faut que ça redescende. Pour ma prise de rôle de Simon Boccanegra en version concert à Monte-Carlo et au TCE [à retrouver ici en compte-rendu, ndlr], que j’aurai d’ailleurs le plaisir de débuter ici à Paris en version mise en scène la saison prochaine, il m’a fallu plusieurs jours. Cette musique est obsédante : c’est une drogue à effet prolongé !
Vous figurez aujourd’hui parmi les barytons verdiens les plus demandés, comment avez-vous tracé votre chemin pour en arriver là ?
Comme on trace tout chemin qui dure longtemps : un pied après l'autre en regardant bien devant soi. Quand on regarde loin, on se perd, parce qu'on ne sait pas où on sera dans 10 ans. Qui aurait pu dire, à part ma conviction personnelle qui n'est pas suffisante, que j'aurais pu chanter un jour Rigoletto avec une certaine facilité ? Ce n'est pas évident au départ, lorsqu'on a 19 ans. On peut en rêver, mais on ne peut pas en être sûr.
Vous avez mentionné votre caractère de combattant : sur quelles autres forces vous êtes-vous appuyé ?
Je suis obsessionnel : je chante 24/24h dans ma tête. C’est ce que je dis aux chanteurs qui ont la gentillesse de me demander conseil : on est chanteur, de tout son "être". Il faut réfléchir à son chant toute la journée et rêver de son chant la nuit. Quand on a un problème, on dort dessus, et le lendemain, au réveil, on a une ébauche de solution, qui marche ou non, d’ailleurs.
Il faut aussi se demander pourquoi on chante ? Par amour peut-être. Moi j'aime Verdi d'un amour insensé [c'est ainsi que Don Carlos décrit son amour pour Elisabeth à Posa, ndlr
Après, ce qui fait que l'on construit une carrière, c'est lorsqu'on arrive à dire plus souvent non que oui : le non est beaucoup plus important pour construire une carrière que le oui. Là-dessus, il n’y a pas de règle, c’est une histoire d’instinct. Nicolas Joël [l'ancien Directeur de l'Opéra de Paris, ndlr
© Elie Ruderman
Quelles seront les prochaines étapes de cette carrière ?
Il n’y a pas de prise de rôle de planifiée, mais plutôt des retrouvailles. Je vais chanter Scarpia dans Tosca au printemps, qui est un rôle que je n'ai pas refait depuis ma prise de rôle ici en 2014. Je vais également revenir comme nous l’avons mentionné à Don Giovanni, le premier grand rôle que j'ai donné en scène, ainsi qu'au Comte Almaviva dans Les Noces, que je n'ai plus fait depuis la reprise de la mise en scène de Strehler en 2010. Je suis ravi de ces deux projets : ça fait des années que je poursuis mes agents en leur demandant du Mozart, parce que j'adore ça. Après tout, Mozart a été chanté par des personnes qui ont aussi chanté du Verdi. Mozart nécessite une incarnation à la fois vocale et scénique, qui réclame une certaine maturité, même si c'est bien aussi de commencer par Mozart, parce que c'est une école qui, si on la respecte et si on fait l'effort de chanter proprement, est la meilleure des écoles vocales. Mais il faut y revenir ensuite, d'abord pour se remettre dans les bons rails du chant, mais aussi parce qu'avec l'âge, la maturité et l'expérience, on peut offrir une meilleure interprétation qu'avec la simple fraîcheur de la jeunesse.
Quand vous travaillez vos rôles, sur quels aspects vous concentrez-vous ?
Je travaille le livret en premier : je m'intéresse à l’histoire, à la dramaturgie et aux personnages. Je regarde tout ce qu'on peut lire ou entendre sur le sujet, ce qui est assez large aujourd'hui avec les banques de données extraordinaires qui existent, notamment sur Youtube. Par exemple, pour prendre un rôle comme Macbeth, qui a une grande profondeur psychologique, il faut se nourrir de beaucoup d’informations. Ensuite, je mets la partition sur le piano et je commence à déguster, à confronter ce que j’ai compris à la lecture pure avec ce qu'en a compris le compositeur : on cherche à comprendre pourquoi il a mis un piano
Dans un monde idéal, comment verriez-vous votre vie dans dix ans ?
J’aimerais continuer comme ça, et que la santé soit là. Je me le suis toujours souhaité, mais je me le souhaite encore plus depuis quelques mois. J'aimerais pouvoir continuer à exprimer, non pas l'évolution d'une voix, mais l'évolution d'une âme. La voix évolue jusqu'à une certaine maturité, puis elle s'installe. Ce qui continue d'évoluer par la suite, c'est soi-même. C'est la manière dont on perçoit les choses. Il faut donc en permanence enrichir son âme. C’est le cas avec cette production et avec les échanges que je peux avoir avec Krzysztof Warlikowski : toutes versions confondues, je dois en être à ma vingtième production de Don Carlo