Le dernier jour du condamné Alagna : premier écho à Marseille
Suite à l’Opéra d’Avignon en 2014, l’Opéra de Marseille ouvre sa saison avec cette production avignonnaise. Il s’agit d’un drame (et non d’un opéra) en deux actes et un intermezzo, d’après le roman éponyme de Victor Hugo (1829), co-écrit il y a dix ans par la fratrie d’artistes Alagna, avec David à la musique, Roberto et Frederico au livret, et Roberto derechef à la scène. Frederico a structuré et consolidé la mise en intrigue du premier jet de Roberto, réinjectant justement, dans le déroulement des deux actes, un faisceau d’actions et de personnages. La lecture du roman hugolien se fait musique, par et au-delà de la voix intérieure des mots. Les mots-musique d’Hugo, pâte résonante et sonnante de lyrisme, franchissent sur la scène les barricades mystérieuses des langages.
L’œuvre a été créée en version de concert le 8 juillet 2007 à Paris, au Théâtre des Champs-Élysées, sous la direction de Michel Plasson, puis en version scénique à l’Opéra de Debrecen (Hongrie), dans une mise en scène, déjà, de Nadine Duffaut. L’œuvre a reçu le grand prix de la meilleure production et de la meilleure mise en scène, que décerne la chaîne Mezzo dans le cadre du Festival Opera Competition.
L’œuvre est un plaidoyer d’opéra. Elle porte à la scène la réaction engagée de Hugo, par les moyens propres de la littérature, à la logique de terreur de la Révolution française. L’écrivain conçoit un roman-réquisitoire-confession, couvrant les dernières 24 heures d’un condamné à mort. Le bien fondé des crimes et châtiments d’homme(s) à homme(s), licites comme illicites, qu’ils soient coupables ou innocents, noirs ou blancs, hommes ou femmes, tel est l’objet de la question hugolienne et de la déclinaison scénique qu’en font les trois frères Alagna. Cette question s’inscrit dans la longue durée d’un processus de civilisation et de sa conception de la violence, illégitime comme légitime. Il s’agit, pour l’écrivain, de se désengluer des logiques tribales de la loi du Talion.
Aussi, les yeux des spectateurs ne sont-ils pas dans la tombe mais dans les cellules de deux condamnés, deux huis-clos de surveillance et de punition, qui se font sourdement écho. L’un appartient à l’époque de Hugo, l’autre à la nôtre, l’un à l’ancien monde, l’autre au nouveau, mais leurs occupants se rejoignent dans une même communauté de culpabilité et de destin. Nous sommes dans un protocole médiatique très actuel, celui du reality show
Roberto Alagna dans Le dernier jour d'un condamné à Marseille (© Christian Dresse)
Les condamnés, un homme et une femme dans la mise en scène de Nadine Duffaut, s’offrent au regard comme deux cobayes en cage dont nous, le public, pouvons observer, avec empathie ou fascination, mais toujours avec intérêt, les façons tourmentées ou sereines de vivre l’épreuve de la dernière traversée. N’est-ce pas la vocation des regards croisés, si propres à notre époque, entre fiction et réalité, comme au XIXe siècle, entre romantisme et réalisme ?
La mise en drame et en scène est organisée et ouverte par des polarités : entre homme et femme, passé et présent, singularité et collectivité, espace public et fors intérieur, etc. Ils assurent la montée en universalité du propos. L’ajout du double féminin, en miroir, est là pour insuffler dans la dramaturgie l’émotion concrète du cas singulier et bien réel d’une condamnée femme, afro-américaine, qui est aussi, et avant tout, une mère. La dimension mélodramatique hugolienne fabrique ici ses éternelles causettes, deux orphelines qui apparaissent sur scène jusqu’à voir l’invisible et l’impossible de la mort, l’une du père, l’autre de la mère.
Les décors d’Emmanuelle Favre, les lumières de Philippe Grosperrin et les costumes de Katia Duflot servent cette mise en scène sobrement millimétrée, telle un immense compte à rebours jusqu’à l’accomplissement final de la sentence. Une structure centrale pivotante aménage en panoptique deux espaces-temps-lumières, deux conceptions de l’enfermement disciplinaire, l’un centré sur la mortification de la chair, l’autre sur son aseptisation. Leurs occupants sont, au final, condamnés à échanger leurs boites de pierre, leurs mémoires de murs et leurs supplices.
Roberto Alagna dans Le dernier jour d'un condamné à Marseille (© Christian Dresse)
Un duo mélodramatique féminin introduit les actes depuis trois lieux symboliques de l’architecture italienne d’opéra, salle, scène et loge, comme pour amplifier la parole omnisciente d’Hugo. Catherine Alcover est cette récitante qui mêle sa déclamation à la ligne d’épure éternellement a cappella du violon d’Alexandra Jouannié. Leur "duoloque" préfigure la quête de fusion, à l’échelle fine du phonème, entre les mots et les sons.
Le condamné à mort est celui qui, le premier, a chanté les mots de Hugo en son for intérieur : le ténor Roberto Alagna. Il leur fait don de sa totale présence, de son lyrisme pénétrant, naturel jusqu’au râle, et d’une diction de plasticien qui parle à l’oreille de chacun. Alagna se plait visiblement à séjourner à l’Opéra de Marseille. Le public marseillais a ainsi pu l’entendre et le voir dans Marius et Fanny (Pagnol-Kosma) en 2007, Le Cid en 2011 et Les Troyens en 2013.
Adina Aaron dans Le dernier jour d'un condamné à Marseille (© Christian Dresse)
La condamnée à mort, sa partenaire-fantôme de la première heure également, est la soprano américaine Adina Aaron, que le public marseillais a apprécié dans Aïda
Il serait trop long de singulariser chaque voix de cet « opéra-choral » d’hommes, gravitant autour du faux duo des condamnés. Une mention spéciale est attribuée à la voix puissamment projetée du Friauche (autre condamné) du baryton Cyril Rovery. Tous les autres sont des hommes d’institution disciplinaire, aux rôles et donc aux voix expressivement homogènes. Le prêtre de Francis Dudziak, le directeur Yann Toussaint, enfin l’huissier Jean-Marie Delpas parviennent à tirer leur épingle sonore de ce contrepoint serré. Il faudrait encore citer le bourreau de Luc Bertin-Hugault, le geôlier de Philippe Ermelier, le procureur d’Yves Coudray, le guichetier de garde de Carl Ghazarossian, l’aumônier d’Éric Martin-Bonnet, les forçats de Norbert Dol et de Jean-Vital Petit, pour restituer avec justesse la dimension du plateau.
Roberto Alagna et Éric Martin-Bonnet dans Le dernier jour d'un condamné à Marseille (© Christian Dresse)
Les Chœurs de l’Opéra de Marseille, préparés par Emmanuel Trenque, occupent avec la scène, comme l’espace des coulisses. Ils tiennent leurs rôles collectifs avec une densité lyrique qui semble se souvenir du Boris Godounov donné en février en ces lieux.
La musique de David Alagna est l’une de celles de notre 21e siècle. Elle n’a pas rompu ses liens avec le langage tonal, qu’elle décline en réminiscences (à chaque auditeur les siennes). Elle nous fait emprunter, avec les musiciens, le long couloir des dissonances, cette perspective sonore qui conduit du jour à la nuit, de la vie à la mort. Ces pages d’orchestre, parfois pures, tel l’intermezzo, aux nappes d’écriture dense et subtilement timbrée, s’achèvent brusquement sur une tarentelle : l’araignée a pris dans ses rets le destin des vivants. La battue de Jean-Yves Ossonce, précise et sereinement tendue, tisse ce fil à l’aide d’une phalange marseillaise particulièrement conductrice d’émotion.
Ce travail fraternel conçu « ensemble séparément » autour de la figure tutélaire d’un homme de lettres semble s’être nourri de l’interconnaissance fine des habiletés de chacun pour se constituer en plaidoyer pour le genre opéra. Celui-ci est capable de mettre ses ressources propres (émotion, lyrisme, passion) au service d’un discours qui n’est pas seulement voué à son autocélébration, celle de la fable lyrique.