Damien Guillon : « Construire un parcours initiatique »
Damien Guillon, quel souvenir gardez-vous de la Madeleine aux pieds du Christ
C'était un bonheur athlétique que de chanter et diriger en même temps. J'avais déjà chanté et dirigé l'œuvre, il y a 10 ans avec Alain Buet. Mener un groupe dans le travail de détail en répétition, se recentrer sur le personnage pour impulser l'énergie en chantant est un défi. Caldara nous aide beaucoup avec son écriture très différenciée des personnages. Il faut être bien alerte, d'autant que nous devons monter les œuvres assez rapidement pour des questions de calendrier et de budget.
Retrouvez ici notre compte-rendu : Les amours déchirantes de Marie-Madeleine inaugurent le 51e Festival de la Chaise-Dieu
Comment ressuscite-t-on une telle œuvre ?
J'ai découvert cette pièce de Caldara par le très beau disque de René Jacobs. L'œuvre a d'abord été créée en Italie, puis à Vienne et les sources n'indiquent pas l'effectif vocal ou instrumental. Il faut déjà choisir les interprètes, une même voix peut être chantée par un contre-ténor ou une contralto. Nous avons choisi d'attribuer l'amour terrestre à une contralto et l'amour céleste au contre-ténor qui passe au-dessus de la voix féminine, puis en-dessous sur la reprise da capo [du début].
Dans le même esprit, pour l'instrumentation j'ai de fait divisé l'ensemble en deux continuos, l'un céleste de pureté, l'autre plus dynamique pour le terrestre. A priori l'ensemble du continuo ne jouait pas ainsi sur les récits à l'époque, mais cela donne une ample stature et une variation spatialisée d'un personnage à l'autre. Certains détails posent aussi question, par exemple la partition indique "violette", ce qui correspond à des altos, mais on ne sait pas s'ils jouent avec les violons ou en solo. Cela semble curieux sur les airs de fureur à l'unisson. En outre, certaines didascalies ajoutées ne semblent pas de la main de Caldara.
Cela doit demander beaucoup de travail.
Oui, de nombreuses heures à la table, bien en amont pour pouvoir y revenir. J'ai la chance d'être claveciniste et organiste, ce qui me permet de me forger des premières idées (il faut avoir ensuite l'humilité de les abandonner lorsqu'elles ne fonctionnent pas en pratique).
Quels paramètres motivent vos choix ?
Une certaine authenticité et une adaptation. Essayer de se rapprocher de la version d'époque et l'adapter, notamment selon le lieu de performance, comme cette immense abbaye de La Chaise-Dieu : la musique baroque est souvent interprétée dans des salles démesurées.
Que vous apporte le fait de jouer et de diriger à la fois ?
Je ne m'en rends pas compte de l'intérieur. Certainement, cela renforce la cohésion avec les musiciens.
Imagineriez-vous ce travail mis en scène ?
Pourquoi pas, l'écriture est très théâtrale et nous avons voulu en rendre compte par notre interprétation. La Chaise-Dieu a fait une version scénique avec l'Orchestre d'Auvergne il y a une dizaine d'années, mais alors je ne pourrais plus chanter ou diriger.
Vous reprenez cette Madeleine aux pieds du Christ
Cela n'est pas nécessaire, par contre ce sera l'occasion d'enregistrer un disque en direct, ce qui est une première. Je vais également publier un autre disque, consacré à Frescobaldi, dont la musique vocale est trop peu connue. J'ai essayé de construire une sorte de parcours initiatique à travers ses thèmes de l'amour humain et divin (la même dialectique que l'amour terrestre et céleste luttant pour Marie-Madeleine dans l'opus de Caldara).
L'Opéra de Rennes mène aussi de nombreuses actions de médiation, comment y participez-vous ?
Avec enthousiasme ! L'Opéra de Rennes fait un important travail d'ouverture aux publics, depuis longtemps, notamment avec Alain Surrans (qui vient d'être nommé Directeur de l'Opéra d'Angers Nantes). Le programme "Révisez vos classiques" propose des concerts le mardi avec présentation d'une œuvre lyrique. Cela permet aussi de tisser des liens avec le Conservatoire, le Pont Supérieur (Pôle d’enseignement supérieur spectacle vivant Bretagne - Pays de la Loire), ainsi que le département de musique ancienne et le chœur d'étudiants Prolatio, du Conservatoire de Rennes. Je suis allé écouter ces concerts dans l'opéra rempli (l'entrée est à 4 €) parmi un public familial avec des enfants passionnés qui miment même la direction.
La transmission est fondamentale dans la recherche de sens. Donner des concerts à travers le monde est très stimulant mais j'ai besoin de trouver plus de sens. Bien sûr, on se nourrit aussi des retours du public à la fin du concert mais après certaines critiques, je me dis que je vais partir élever des chèvres dans le Larzac, surtout après de grands projets qui demandent tellement d'énergie à monter.
Damien Guillon (© Julien Benhamou)
Travailler avec des jeunes, est-ce aussi pour vous un juste retour des choses ?
Oui, j'ai ces souvenirs de projets qui m'ont marqué enfant, lorsque j'étais immergé très jeune dans des œuvres sublimes par un travail exigeant. À 12-13 ans, des portes inimaginables s'ouvraient.
Quelles étaient vos motivations pour créer votre Ensemble, Le Banquet Céleste ?
Je l'ai fondé pour pouvoir chanter des œuvres qu'on ne montait pas forcément. Cela ne se voit pas trop, mais je suis impatient. C'est aussi le fruit de mes rencontres avec des instrumentistes lors de concerts. L'aventure a d'abord commencé avec de la musique de chambre, les cantates pour alto de Bach (le premier disque de l'ensemble) et en effectif bien plus réduit par les luths songs de Dowland.
Qu'avez-vous découvert avec cet ensemble et quels sont ses projets ?
La vie d'un ensemble est aussi celle d'une petite entreprise. On découvre une organisation pratique et budgétaire, mais c'est surtout l'occasion de nouer de nouvelles collaborations artistiques, comme ces prochains Frescobaldi avec avec la soprano Céline Scheen, le ténor Thomas Hobbs, et la basse Benoît Arnould.
J'ai aussi envie de l'orienter vers davantage de musique d'ensemble vocal. Caldara en est un exemple, la Passion selon Saint Jean un autre et je continue à réfléchir sur mon rôle et la composition de l'effectif pour les autres projets : peut-être deux à trois par voix. Je donnerais des départs en chantant ou bien je dirigerais exclusivement. J'ai aussi envie de me laisser de la liberté d'un projet à l'autre ou sur un même projet. Par exemple, pour le Purcell sur lequel je dirigerai (sans chanter) la Maîtrise de Bretagne : nous allons sûrement le reprendre et je chanterais probablement parmi le petit ensemble de solistes.
L'Ensemble fête ses huit ans : avez-vous prévu un projet particulier pour sa première décennie ?
Pour les 10 ans, nous monterons une Passion selon Saint Jean
Avant cela nous aurons une première rencontre en janvier prochain avec le programme "Sound the Trumpet" : les Odes & Welcome Songs de Purcell.
Quelle sera l'approche du travail sur cette Passion selon Saint Jean ?
Déjà l'apport du chœur d'enfants me paraît important. J'ai été marqué il y a deux ou trois ans en chantant l'œuvre à la Thomaskirche de Leipzig avec le Thomanerchor, les descendants du chœur de Bach. J'aimerais retrouver leur dimension instinctive, les effets de foule. Ce sera aussi l'occasion de retrouver des chanteurs que je connais bien.
D'où vous vient le goût pour la direction ?
Cela m'intéresse depuis que je suis petit. J'ai laissé cette envie de côté lorsque je menais des études de chant, de clavecin et d'orgue. Puis, c'est revenu avec le temps, avec l'âge [Damien Guillon est né en 1981, ndlr
Vous apprivoisez donc cette prise de recul : ne plus chanter pour diriger ?
Oui, même si c'est délicat pour des raisons de diffusion et d'étiquetage. En France, on aime bien mettre des étiquettes et si je suis connu en tant que chanteur, c'est encore difficile de faire programmer des concerts que je dirige. C'est un pari.
Nombreux sont les chanteurs et en particulier les contre-ténors qui passent à la direction (Raphaël Pichon, René Jacobs, Gérard Lesne ou encore Dominique Visse), vous l'expliquez-vous ?
Peut-être cela vient-il du répertoire qui se concentre principalement sur un siècle (quoique d'autres contre-ténors fassent de très belles choses avec la musique du XIXème ou la création). Un musicien a besoin d'ouvrir de nouvelles portes, pas à 20 ans, mais l'envie peut venir notamment de diriger. Souvent, ce sont également des musiciens qui ont fait de la chorale d'enfant et ont donc cette expérience de l'ensemble. Le soliste a peut-être envie de revenir aussi à une pratique collective.
Damien Guillon (© Julien Benhamou)
Parmi vos prochains projets, figure "Bach et l’Italie", de quoi s'agira-t-il ?
Il s'agit du programme de notre dernier disque. C'est la parodie faite par Bach du Stabat Mater de Pergolèse
Les styles sont tellement différents entre le génie mélodique de Vivaldi d'une part, l'harmonie et le contrepoint de Bach d'autre part, mais celui-ci s'y intéressait, comme le très italianisant Telemann. C'était un mouvement Européen, ils connaissaient aussi très bien la musique française.
Comment navigue-t-on entre les répertoires allemands et italiens ?
Un contre-ténor est déjà spécialisé sur 100 ans de musique baroque et un peu Renaissance, je n'ai donc pas voulu m'enfermer encore plus dans un style. J'ai déjà l'étiquette Bach suite à mes nombreuses collaborations avec Philippe Herreweghe. C'est évidemment une musique dans laquelle je suis tombé quand j'étais petit et que je veux continuer de pratiquer.
La musique anglaise aussi m'a toujours plu. J'ai lu attentivement Dowland et des contemporains durant mes études. Je vais aussi tenter de convaincre les maisons de disque d’enregistrer d'autres compositeurs et certainement revenir à Dowland pour les magnifiques versions à quatre voix de ses Songs. J'essaye de trouver des passerelles, comme mon programme Music for a while
Damien Guillon (© Julien Benhamou)
Comment prend-on soin d'une voix de contre-ténor et comment évolue-t-elle ?
Ah, c'est une bonne question (sourire). Personnellement j'ai choisi de chanter assez peu d'opéra, parce que ma voix ne remplit pas naturellement des immenses salles (dans lesquelles se joue aussi la musique baroque). Sans cela, je me serais beaucoup fatigué. L'important est aussi de continuer à avoir une oreille extérieure, à travailler, avoir un professeur, trouver les moyens techniques pour suivre la voix, le corps qui changent.
La voix se maintient et elle évolue par l'entraînement, comme un sportif. Il faut aussi ralentir le rythme effréné des tournées qui s'enchaînent. J'essaye de garder trois à quatre jours de repos entre deux représentations. La voix évolue ensuite avec le temps. Ma professeure de chant Noëlle Parker avait une très belle image : l'apprentissage du chant est un cycle. Des choses se perdent, d'autres se gagnent.
Dernière question, plus personnelle, on vous sent très modeste, cette qualité humaine n'est-elle pas un handicap dans ce métier ?
Certains me trouvent trop discret, c'est mon caractère, mon éducation. Cela vient aussi de mon apprentissage en chœurs, même si j'étais soliste à 10 ans. En tout cas, si je parais modeste, ce n'est pas feint et j'essaye de me mettre en avant. C'est indispensable dans ce métier et c'est la partie que j'aime le moins. C'est aussi une question de génération. Les jeunes de 20 ans sont très à l'aise avec la communication et les réseaux sociaux. Ils sont nés dedans.