Shakespeare, Gardiner et l’Orfeo à la Philharmonie
Vous suppléerez par l'imagination à nos insuffisances.” Henry V, Shakespeare
La place inaugurale de l’Orfeo de Monteverdi dans l’histoire de l’opéra a acquis à cette Favola in Musica (fable en musique) la curiosité, sinon la sympathie, des chefs d’orchestre dès le XIXe siècle. Mais ce n’est véritablement qu’au XXe siècle que l’œuvre fait l’objet d’une nouvelle admiration. d’Indy à Harnoncourt, de sa redécouverte à nos jours, une tension entre quête d’authenticité et réinterprétation a parcouru les différentes exécutions de l’Orfeo.
Interpréter l’Orfeo de Monteverdi n’a en effet rien d’une évidence. Sylvie Pébrier remarque dans Le chant des possibles, que la partition lacunaire « laisse place à une lecture très personnelle […] comme une invitation à écrire indéfiniment de nouvelles interprétations. La force de l’Orfeo, comme de nombreuses autres partitions baroques, c’est sa plasticité ». D’où la nécessité d’un « usage conscient et contrôlé de l’anachronisme ».
Dans l’héritage d’Indy et d’Harnoncourt, John Eliot Gardiner propose lui aussi une interprétation très personnelle de l’Orfeo, dans le cadre des quatre cent cinquante ans de la naissance du compositeur. Cinquante ans après son premier cycle Monteverdi, Gardiner propose la trilogie Orphée – Le Retour d’Ulysse dans sa patrie – Le Couronnement de Poppée. Acclamée à Venise puis à Salzbourg, Gardiner prend place pour une nouvelle exécution à la Philharmonie de Paris.
La mise en scène est signée par Elsa Rooke. L’orchestre est divisé en deux, laissant un espace au chanteur pour jouer le drame. Toute la salle est utilisée par les chanteurs et les musiciens. La mise en scène allie la beauté musicale à la vraisemblance théâtrale, selon le souhait du chef d’orchestre. Les jeux de lumières sont très fréquemment employés pour mettre en valeur les moments tragiques et pour illustrer l’action comme à la mort d’Eurydice, dans la nuit. La lumière faiblit, quand s’éteint le flambeau, Eurydice descend dans la nuit du tombeau.
L’orchestre de l’English Baroque Soloists jouant sur instruments d’époque et dirigé par Gardiner n’hésite pas à pallier les manques de l'instrumentation dans la partition originelle. Gardiner fait un grand usage des percussions, il rajoute au tout début un long battement de tambour, ce qui rappelle par ailleurs l'interprétation du Te Deum de Lully par William Christie à la Chapelle Royale de Versailles qui commence de la même manière. Plusieurs solos de violons sont ajoutés, le tout suivant un usage très libre des tempi. Au son du tambour, l’opéra commence avec beaucoup de grandeur et de gravité. Gardiner dirige avec émotion aussi bien l’orchestre que le chœur. Le Monteverdi Choir interprète avec une grande puissance lyrique la partition. Gardiner signe un Orfeo
Gardiner, Monteverdi Choir, English Baroque Soloists (© DR)
Orphée est chanté par le ténor polonais Krystian Adam, très demandé dans le répertoire des XVIIe et XVIIIe siècles. Le souffle un peu court et le volume assez léger laissent place à un timbre clair et agréable. Sans excès, son jeu assez calme rappelle les façons déclamatoires des premiers acteurs de théâtre. Sa diction est précise à l’oreille même des moins italophones.
La soprano tchèque Hana Blažíková, spécialiste du répertoire médiéval, renaissance et baroque, chante les rôles d'Eurydice et de La Musique. Son timbre clair, son volume conséquent et son souffle long lui permettent de chanter une Eurydice très convaincante. Apprécions aussi sa façon de surjouer son rôle à la façon d’une héroïne shakespearienne.
Proserpine est chantée par la soprano italienne Francesca Boncompagni, son jeu dramatique est touchant, particulièrement au moment de convaincre Pluton. Un beau timbre rayonnant et un volume profond aidé d’un bon souffle lui accorde une force convaincante malgré les courts moments de sa présence en scène. Pluton et Charon sont interprétés par la basse Gianluca Buratto au timbre plus sombre. Son jeu dramatique très grave lui donne la stature d’un imposant Pluton. Il profite d’un volume raisonnable et d’une bonne diction pour émouvoir le public.
Le spectacle copieusement applaudi ne peut qu’inviter à retourner à la Philharmonie de Paris pour assister à la trilogie complète des opéras qui nous sont parvenus de Monteverdi (et que vous retrouverez précisément en comptes-rendus sur nos pages).