Aida aux Chorégies ou le Nil au musée
La mise en scène de Paul-Emile Fourny intègre le monde égyptien de l’opéra dans le monde romain du mur de scène du théâtre antique : le musée et ses stèles de marbre noir constituent ainsi le cadre scénique, épuré et domestiqué par une institution qui a contribué à façonner le regard occidental sur l’Egypte. S’y croisent dans deux strates temporelles distinctes les acteurs égyptiens et le public napoléonien du drame. Les costumes de Jean-Pierre Capeyron et de Giovanna Fiorentini font autant appel aux drapés blancs du Nil qu’aux tentures sombres des habits napoléoniens (le Troisième, nostalgique du Premier). Ainsi s’offrent aux regards du « public » -le grand chœur des fêtes de plein air napoléoniennes- les curiosités emblématiques et figées dans le marbre d’un monde égyptien : trois pyramides, une statue d’Anubis, deux temples, comme autant de modèles réduits d’anciens monuments que la curiosité moderne peut désormais avoir à portée de main. Une fresque hiéroglyphée d’un couple (on pense tout de suite à Aida et Radamès), un scribe, ainsi que des guerriers et des esclaves munis de leurs attributs de service viennent clore ce condensé d’égyptitude soumis au règne de l’exposition universelle et bientôt de la marchandise. Les publics, massifs (pas moins de quatre chœurs sont réunis), sont également sérialisés et contenus par une scénographie qui privilégie la géométrie humaine. Des gradins modernes les domestiquent, les prennent en étau, de part et d’autre de la scène.
Aida aux Chorégies d'Orange (© Philippe Gromelle)
La lecture scénique est résolument contextualisante et questionne les fondements « civilisationnels » de la colonisation, sur fond d’essor des nationalismes. Une longue didascalie, en ouverture, évoque la campagne d’Egypte de Napoléon Premier et son entrée dans Louxor, tandis que sera reproduite, à la faveur de l’évolution du drame, l’érection de l’obélisque célèbre de la place de la Concorde. Le spectacle offert au public de 2017 est figuré comme la création de l’œuvre au Caire, pour les fêtes d’inauguration du Canal de Suez en 1871. D’où les télescopages systématiques d’époques, qui, s’ils peuvent dérouter le spectateur, contrebalancent une sollicitation de l’attention distribuée de manière très cadrée, homogène et focalisée. Les lumières de Patrick Méeüs, par leur faisceau tantôt organique et tantôt géométrique, réduisent l’espace scénique aux dimensions d’un spectacle de chambre, intimiste et qui se resserre, jusqu’à étouffer les amants suppliciés.
Elena O'Connor dans Aida (© Philippe Gromelle)
Un plateau vocal en demi-teinte, inégalement rompu aux exigences du cadre, s’offre doublement en spectacle. La soprano Elena O’Connor prend le rôle d’Aida en remplacement de Sondra Radvanovsky. Elle a le physique, le raffinement et la sensibilité de l’esclave éthiopienne, mais pas encore les qualités vocales. Elles apparaissent de manière sporadique lors de belles mais rares amplifications, notamment lorsqu’elle arpente la frontière de l’avant-fosse, descend quasiment dans l’arène du public réel, en victime expiatoire et solitaire, afin de chanter à son oreille, comme à celle du chef, lequel dépêche jusqu’à elle le souffle réconfortant de la flûte et du hautbois (O Patria mia, mai piu, ti revedro). Sans avoir la délicatesse bellinienne préconisée par Verdi, ni la noblesse d’une femme de décision, elle émeut par le construit souple de son phrasé, son jeu naturel, et son aisance à se faufiler dans les espaces scéniques. Son medium met cependant trop souvent l’auditeur en état de perte (sonore).
Marcello Alvarez dans Aida (© Bruno Abadie et Cyril Reveret)
Son Radamès, le capitaine de la garde de Pharaon, est le ténor Marcelo Alvarez. Son instrument, ambitus comme souffle, n’atteint pas les grandes dimensions attendues par le lieu. Son jeu, fait de véhémence codifiée, le rend attendrissant en ce qu’il préfigure ses futures défaites. Il lui manque cependant ce timbre de braise qui pourrait inscrire le personnage dans la veine d’un certain romantisme noir.
Anita Rachvelishvili dans Aida (© Bruno Abadie et Cyril Reveret)
Amneris, la rivale royale, est la mezzo-soprano Anita Rachvelishvili. Face aux intermittences d’Aida, elle occupe progressivement l’espace sonore d’une souple ampleur qui atteint les dimensions de l’œuvre in loco. La voix mielleuse, insidieuse, dévoreuse, finalement impérieuse se fait monument infiniment humain. Tout le drame passe par ce qu’elle écoute du procès de Radamès dans le lointain des coulisses. Les nombreux passages de registres, y compris dans l’aigu, sont accomplis avec l’aisance que confère la sincérité d’une âme qui doute.
Quinn Kelsey et Elena O'Connor dans Aida (© Philippe Gromelle)
Amonasro, roi d’Ethiopie et père d’Aida, est l’autre rôle complexe de l’œuvre, père aimant mais néanmoins manipulateur jusqu’à l’ultime chantage : « Tu n’es plus ma fille ». Il est confié au baryton Quinn Kelsey, qui en adopte la fierté naturelle, avec un instrument tour à tour chantant et mordant. Le rôle du grand prêtre Ramfis est tenu par la basse Nicolas Courjal, chanteur habitué des personnages hiératiques, avec son timbre au grain terrien singulier, à la fois sombre et humain.
Marcello Alvarez, Nicolas Courjal et José Antonio Garcia dans Aida (© Bruno Abadie et Cyril Reveret)
Face à ces voix enracinées, celle du roi d’Egypte de José Antonio Garcia, est (et met) mal à l’aise, comme si, empruntée à un monde parallèle (peut-être même à une tonalité parallèle), elle chantait à vide, en dehors de l’orchestre. La courte intervention du messager, le clair ténor de Rémy Mathieu, apporte en sa réplique, une salutaire respiration. Autre respiration que celle, venue d’un autre ailleurs, qu’apporte la cantilène orientalisante de la grande prêtresse de la soprano Ludivine Gombert.
A la tête de l’Orchestre national de France, le chef Paolo Arrivabeni, retisse, avec une baguette de dentelière, la subtile orchestration verdienne, avec un souci de la nuance, précieux dans ce contexte. Ses mains, levées à hauteur de gorge, montent progressivement jusque vers le ciel du plateau vocal, puis savent se replier, selon que la partition exige ciselure ou épaisseur. Nous retenons la braise des frémissements des cordes et flûtes au début du troisième acte d’un orchestre engagé dans la grande vibration verdienne. Les trompettes en banda sonnent, triomphales et vraies, comme musique de rue. Sonorité de plein air aussi que celle qui émane des chœurs réunissant quatre maisons d’opéras (Angers-Nantes, Avignon, Monte-Carlo et Toulon), saisissants dans leurs pianissimi d’incantation et de célébration de la « vie de l’univers ». Elle l’est également célébrée par les chorégraphies de Laurence May-Bolsigner. Les danseurs des ballets du Grand Opéra Avignon et de l’Opéra-Théâtre de Metz accomplissent les mouvements de la vie d’une danse sacrée comme les déhanchés de marionnettes de soldats napoléoniens. Ainsi, l’Aida