Eugène Onéguine à Aix : une version de concert en manteau d’émotion
La représentation impose d’abord tout ce qui est dû au choix de la version de concert : un orchestre magiquement surgi de la fosse et offrant sa toile de fond et de sons aux chanteurs. La crainte d’un public d’opéra, habitué aux mises en scène, se situe là : la musique n’a-t-elle pas froid, sans son manteau de vision ? Car, le public, en demande d’expérience sensorielle, sensible et significative, peut parfois être frileux. Il n’en est rien ce soir, au vu de l’attente fébrile et palpable d’une salle comble, pour une représentation unique dont on anticipe l’exception, quasiment historique et géographique. Et c’est avec l’étoffe de velours d’une production entièrement russe, que s’offre un grand ensemble de protagonistes, habillant la scène en totalité.
La distribution des rôles dramatiques est restituée ici par une mise en espace des corps sur la scène qui, avec des apparitions et des disparitions du plateau, des déplacements, regards et gestes choisis, se laisse souvent contaminer par l’opéra. Elle offre les réminiscences les plus irrésistibles et essentielles de sa matière dramatique. Chaque personnage reste caractérisé par quelques traits, d’autant plus incorporés que décors, costumes et lumières ne sont pas engagés dans un cadre spatio-temporel scénographié, mais dans l’universalité abstraite du concert. On remarque le dress code fonctionnel habituel chez les chanteurs, sauf pour Tatiana, qui change de robe de princesse en même temps que de peau sociale et morale au troisième acte. Il s’agit pour eux de se détacher du fond opulent d’un Orchestre du Bolchoï, surmonté de ses Chœurs, en très grande forme, personnage principal d’une symphonie lyrique aux strates sonores très lisibles.
La phalange de l’orchestre du Bolchoï met en immédiate vibration l’atmosphère encore figée par l’attente de la grande salle aixoise. Les quelques notes d’ouverture accomplissent le miracle du dépaysement attendu.
Tugan Sokhiev (© Marc Brenner )
La direction musicale, absolument précise, de Tugan Sokhiev déplace l'auditoire jusqu'au milieu du son transfiguré d’une musique de chambre agrandie aux dimensions de la symphonie. Dans un souci de vraisemblance, d’adaptation à la matière intime du propos, Tchaïkovski souhaitait que les dimensions scéniques soient celles d’appartements ou de jardins et non de monuments, pour un effectif orchestral réduit à une trentaine d’instrumentistes. Ce n’est évidemment pas l’option retenue ici, où il s’agit de faire le plein sonore de la grande jauge du Grand théâtre de Provence. Le travail subtil des vents solistes repose sur de larges rubans de cordes, admirables dans les graves, dont le chef doit maintenir à la fois l’homogénéité et l’inévitable tendance à l’épanchement sentimental. Ce maintien passe par l’usage d’une gestique aux dimensions géométriques d’une sémaphore. Un bras descend, dans un déhanché irrésistible vers les cordes graves, les deux s’élèvent jusqu’à faire exploser, dans un jet digital, les palettes chorales. Ce maintien passe également par l’imposition de tempi à la fois osés et indispensables, depuis les épisodes chorégraphiques jusqu’au suivi à la lettre du phrasé des chanteurs. L’Orchestre du Bolchoï répond aux messages de son chef comme un seul homme, engagé totalement sur la scène, avec ses perfections et imperfections heureuses. Il prend dans ses bras, enveloppe, berce, équilibre, entre textures fines et moelleuses, mélodies et contrastes de son timbre de berceau.
L’autre personnage collectif est le Chœur du Bolchoï, préparé par Valery Borisov. En grand format, presque en grande pompe, il commande le volume sonore claquant qui sera celui d’une soirée amplifiée.
La distribution de voix russophones appartient intégralement au Théâtre du Bolchoï. Tatiana est la soprano Anna Nechaeva, puissante et droite, candidate à l’anoblissement dès le départ. Un timbre riche, charnu, auréolé de graves soyeusement installés, colore ses rêves de jeune fille de sage responsabilité face à une vie qu’il s’agit de « fixer». Tchaïkovski aurait pu dire : « Tatiana, c’est moi », tant elle représente une Mme Bovary à l’envers, du point de vue de l’ascension sociale et psychique. L’expression constante, persuasive, oriente sa voix vers l’ancrage plus que vers l’évanescence de ses quelques précieux aigus filés et frémissants mais qui ne parviennent pas à passer au-delà du son.
Anna Nechaeva et Igor Golovatenko (© Vincent Beaume)
L’Olga de la mezzo-soprano Evgenia Asanova lui donne une réplique bien dessinée. Ses graves ont le fruit de l’insouciance d’un personnage qui a pourtant le souci de ne pas les écraser et de les projeter, depuis le sourire un peu statique du bout de ses lèvres, et sans jamais poitriner. Elle distille une maturité sensuelle qui donne une consistance ambiguë à son rôle de cadette écervelée. Madame Larina est la soprano Irina Rubtsova, en remplacement de Maria Gavrileva. Elle incarne l’amour sagement inconditionnel de la maman, au timbre solidement placé, au coffre taillé pour accueillir et protéger dans la maisonnée de son chant. La Filippievna de la mezzo-soprano Svetlana Shilova est dans la tradition requise par la peinture sociale pouchkinienne, lisant sa musique depuis la source fixe de la partition. Sa vocalité d’ébène bien taillée inscrit sa parole dans la fixité de la tradition du rôle.
Igor Golovatenko (© Liudmila Svetlova )
La structure de la distribution masculine appelle en premier lieu l’Eugène Onéguine du baryton Igor Golovatenko, ce personnage dévasté par l’ennui, puis par l’amour, auquel Tchaïkovski aura essayé d’opposer sa volonté d’espérance. La tonalité de ce personnage n’est pas facile à trouver, notamment en version de concert, quand on porte en permanence avec soi, un timbre (cuivré ou entêtant?) et une posture (altière ou condescendante?) caractérisés. Le chanteur, distant puis à genou, luttant avec lui-même et avec le personnage, en devient touchant d’humanité véritable et rejoint la galerie de portraits choisis par Tchaïkovski.
C’est là que le Lenski du ténor Bogdan Volkov intervient, sur la pointe des sons d’abord, puis dans l’apothéose de l’issue funeste du duel. Tout est contenu dans le souffle, infiniment long et modulé qui lui permet de hisser l’interprétation vocale du personnage hors de toute assignation à un style prétendument russe. Il est le poète, celui qui rêve ses amours, celui en qui le rêve s’achemine jusqu’à la parole. Il est celui dont la parole n’est pas un instrument rationnel de maîtrise, mais d’expression directe des méandres de son intériorité émotionnelle. Le chanteur nous conduit vocalement, dans une maîtrise miraculeuse parfois des dynamiques, phrasés et modulations, au sein d’une progression circulaire de la ligne de chant. Elle aboutit à l’issue fatale, à laquelle l’absence de maîtrise émotionnelle de son rôle le conduit.
Bogdan Volkov et Igor Golovatenko - Eugène Onéguine Bolchoï (© Vincent Beaume)
Un trio accompli de personnages masculins parachève le plateau vocal. Le Prince Grémine est la basse Ain Anger, parfaitement à l’aise dans ce rôle court mais décisif, qui lui vaudra des applaudissements marqués (après ceux d’un trio de tête distinctement dominé par Lenski, qui l’est lui-même par le chef d’orchestre au cours d’une longue standing ovation) Une belle stature de militaire au grand cœur, un timbre parfaitement homogène, large et profond, ni serré ni écrasé, servent son unique air, culturellement emblématique.
Ain Anger (© DR)
La french touch du Monsieur Triquet est assurée par l’agile ténor Stanislav Mostovoy, revêtu du frac de circonstance. Il peut dès lors, avec un timbre à la couleur de hautbois, nous laisser entendre sans scories la délicatesse que requièrent des couplets conçus entre deux langues, deux styles, deux intentions (rendre hommage et se rendre hommage).
Enfin, Zaretski et Le Capitaine, sont interprétés de manière décisive, en tant que maîtres incontestés de cérémonie, par la basse Goderdzi Janelidze. Son instrument, concentré de terre russe à lui tout seul, en projette les semences jusqu’au fond de la salle.
Ainsi, le flux impérieux de ce drame lyrique parvient-il à atteindre les confins du théâtre et à le recouvrir et donc maîtriser de son manteau d’émotions : victoire à jamais provisoire de la raison sur les passions.