A Aix-en-Provence, Carmen et Don José s’éprennent au jeu du désir
Dmitri Tcherniakov assure la mise en scène et le décor unique de cette Carmen aixoise, coproduite par les Théâtres de la Ville de Luxembourg. Il compose le cadre préexistant et permanent du spectacle, un hall d’hôtel, années soixante, un non lieu, aux marbres froids et salons de cuir sombre disposés symétriquement. De même, la situation dans laquelle s’encastre l’opéra proprement dit est un protocole psychothérapeutique auquel se prête un mari, alias Don José, à la demande d’une épouse, alias Micaëla. L’opéra constitue ainsi un jeu de rôle, tel que le management d’entreprise en programme de plus en plus en direction de ses collaborateurs. Le mari, s’identifiant progressivement à son rôle, renaît au terme de l’épreuve d’existence que constitue l’accomplissement du destin funeste de Carmen. Le metteur en scène en a écrit, plus que réécrit, les dialogues parlés. La perspective est clairement marquée par un effet de génération, propre à l’ère de l’expérience « participative » et de la dérision. L’irruption sur la scène d’une brigade du GIGN, sonorisée comme dans un jeu vidéo, nous rappelle que la source de la violence est aujourd’hui diffuse, tandis que les didascalies du livret sont déclamées à haute voix par différents protagonistes, dont Carmen. Les costumes d’Elena Zaitseva empruntent au dress code fonctionnel et subtilement démodé de l’entreprise, ses séminaires et ses cocktails. Les lumières de Gleb Filshtinsky semblent brutalement commuter, depuis un interrupteur, allumant ou éteignant un plafond ordonné de lustres d’un open space international.
Le décor de Dmitri Tcherniakov (© Patrick Berger)
La direction musicale de Pablo Heras-Casado est bien pensée, dans ses tempi, ses contrastes dynamiques et son accompagnement du chant, retenue dans les passages chambristes, et généreuse dans le déploiement sonore que met à sa disposition l’Orchestre de Paris, à la mesure de ce « magnifique tapage » qu’évoque Nietzsche à propos de la partition.
Le chœur Aedes accomplit vocalement et gestuellement, dans un même « souffle des jardins d’Epicure » (Nietzsche encore…), une prestation d’éclat, nécessaire à la double avancée du drame et du jeu. Le chœur d’enfants de la Maîtrise des Bouches-du-Rhône, dissimulé dans la fosse, est grimé en play-back sur le plateau par ces messieurs du chœur. Ils jubilent à jouer mécaniquement les petits soldats, à parader en file indienne ou encore à chahuter avec les polochons des fauteuils.
Don José, en la personne du ténor Michael Fabiano, est pétri de son pôle masculin d’humanité. Il n’est pas seulement un personnage, un chanteur, mais un homme. Il finit comme en transe ce parcours d’épreuve. Totalement rattrapé par une real life virtuelle, il se dépouille sous nos yeux de ses oripeaux de certitudes, comme s’il devenait paradoxalement prisonnier de son programme libérateur. Grâce à deux femmes, aussi consistantes et opératives l’une que l’autre, Micaëla puis Carmen. Au terme d’une escalade de réactions émotionnelles, ses nerfs lâchent, jusqu’à violer Carmen, avant de la pénétrer de multiples coups de navaja. En nage, lors des saluts, le personnage, le chanteur et l’homme ont tout donné. Côté vocal, son timbre suave, plein et homogène traverse d’emblée le mur du son de ses amplifications épidermiques et obtient de précieux pianissimi dans le suraigu.
Stéphanie d'Oustrac et Michael Fabiano (© Patrick Berger)
Carmen est la mezzo-soprano Stéphanie d’Oustrac, une ancienne artiste de l’Académie d’Aix-en-Provence. Elle « déboule » sur scène, en combinaison bleue, près du corps, auréolée d’une crinière indomptable. Splendide de présence et de sincérité scéniques, elle fait rouler et se dérouler son épaisse chevelure, ses épaules et hanches fines. Elle sur-joue avec humour d’une fleur rouge qu’elle n’arrive pas à fixer, tout comme son destin. Comme le fera Don José, incapable de l’attacher avec sa cravate : liberté d’éros plus que libertinage érotique. Elle est également ovationnée par le public, non comme bête de scène, mais pour le don qu’elle lui fait de son être au monde de femme libre. Elle s’approprie pleinement la matière vocale du rôle avec des modulations naturelles de timbre, accordant aux voyelles des mots, des couleurs étranges ou familières.
La soprano Elsa Dreisig, ancienne artiste de l’Académie d’Aix-en-Provence également, lui oppose le personnage de Micaëla. Elle n’est pas une pure et mièvre fiancée, mais une épouse active, une executive woman, froide mais piquante, en chignon banane et tailleur dragée, à la Grace Kelly sortie d’un film d’Hitchcock. C’est elle qui, conjointement à Carmen, permet à son mari, alias Don José, de trouver sa vérité. La consistance scénique et vocale est indéniable. Le timbre, d’une chair homogène et pure, se déleste de toute aspérité pour s’envoler vers les cimes. Il porte en lui le souvenir du passé et des territoires lointains.
Stéphanie d'Oustrac, Elsa Dreisig et Michael Fabiano (© Patrick Berger)
Escamillo est campé par le baryton Teddy Tahu-Rhodes. Il apparaît, en vedette tauromachique, avec le cérémoniel approprié dans son costume croisé de lumière, afin de régaler l’assistance de son air de mâle bravoure, cette « saleté » (le mot est de Bizet lui-même) exigé par les librettistes. Il semble ici choisir de se mettre volontairement en retrait sur le plan psycho-ludique, afin de rester dans les limites d’un rôle d’artifice, d’instrument convoqué dans les moments charnière du jeu. D’une voix étendue, il sur-déclame, s’écoute chanter. Ses gestes codifiés de dominant exécutent fonctionnellement leur office.
© Patrick Berger
Le quatuor masculin de seconds rôles tient sa partie avec aisance, dans l’autorité comme dans la facétie. Côté militaire (même si toute complaisance à la militaria est ici gommée ou grimée), le baryton Christian Helmer propose un Zuniga, tout en élégance de jeune cadre, au timbre incisif et nerveux. Le Moralès du baryton Pierre Doyen projette l’énergie fluide d’une voix destinée à manager des troupes. Côté contrebandiers, le Dancaïre du baryton Guillaume Andrieux comme le Remendado du ténor Mathias Vidal, ancien artiste de l’Académie du Festival, forment un couple bouffe de bons camarades, qui n’ont pas peur de provoquer, depuis leur vif instrument, des moments calibrés de défoulement orgiaque, où chacun fait tomber plus que la veste, qu’elle soit de costume ou de tailleur.
Carmen forme avec ses deux amies un trio des… Parques. La Frasquita de la soprano Gabrielle Philiponet se tient à la crête de tous les ensembles, mais ne parvient pas à éclipser Mercédès, interprétée par la mezzo-soprano Virginie Verrez. Son timbre au dessin unique, découpant tactilement la ligne vocale, fait partie de ceux que l’on voudrait toucher et emporter avec soi une fois le rideau tombé.
© Patrick Berger
Le spectateur sort nettoyé de cette proposition de vie lyrico-scénique, chacun à même d’en estimer la part de nouveauté, de routine et de pertinence. Le ludique ne masque pas le tragique (la liberté et la mort), mais lui donne une valeur existentielle autre, l’inscrit dans un « ailleurs » virtuellement proche et enfin édulcoré de tout sexisme.