Le Rake’s progress à Aix-en-Provence, une liberté qui déchire
Il s’agit d’une œuvre lyrique à numéros, calquée sur la structure de l’opéra italien du 18e siècle, type Don Giovanni de Mozart, avec sa succession de récitatifs, d’airs et d’ensembles, qui est justement donnée le lendemain, entre les mêmes murs chargés d’histoire.
La mise en scène de Simon McBurney, la dramaturgie de Gerard McBurney et les décors de Michael Levine, ouvrent un carré blanc (sur fond blanc), panoptique et immaculé. La déchirure, cicatrice à jamais béante, du papier de scène est la trace indélébile du drame qui se joue, à chaque irruption brutale de personnages ou d’objets. La temporalité immédiate est ainsi figée sur un mur facebook ou Instagram dont le centre ombilical est un grand lit de débauche. Il est alimenté par des selfies en contiguïté avec un réel rongé par le narcissisme et la simulation. Le diable est désormais numérique. S’il gagne, il transforme l’univers en message, s’il perd, comme dans l’opéra, il finit à la poubelle de l’écran scénique, et s’y dissout jusqu’au dernier pixel. Les lumières de Paul Anderson et les projections vidéo dynamiques de Will Duke se réfractent sur les cinq pages blanches de la scène, sortes d’ascenseurs à grande vitesse pour l’échafaud. Elles juxtaposent des sites sacrés à des milieux triviaux : paysages d’aquarelle d’une Angleterre à la Hogarth (le peintre et non le graveur), panoramas urbains de polars particulièrement noirs et allumés, cimetière militaire alignant ses croix blanches à l’infini, galerie marchande d’un bordel londonien, dorures surchargées d’un cabinet de curiosité. Des objets fétiches, trophées d’arrières-mondes, trouent les cinq dimensions de la scène et abolissent les frontières entre contenant et contenu, surfaces et supports, comme les chanteurs abolissent les frontières du théâtre à l’italienne, en investissant l’intégralité de ses espaces.
The Rake's Progress par Simon McBurney (© Pascal Victor)
L’Orchestre de Paris, un peu en retrait par rapport à sa prestation de la veille pour Carmen au Grand théâtre de Provence, est placé sous la direction du chef suédois Eivind Gullberg Jensen (en remplacement de Daniel Harding, blessé au poignet). Il restitue les sonorités acides, percutantes et claironnantes de la partition, avec une conception soucieuse d’équilibrer mixtures orchestrales et grammaire du discours. Mais dans cette acoustique un peu sèche et précise, il laisse de côté le déboutonné et le mordant que requièrent certaines scènes.
Julia Bullock et Paul Appleby - The Rake's Progress par Simon McBurney (© Pascal Victor)
Tom Rakewell, le libertin, est confié au ténor Paul Appleby. Il investit les replis d’un rôle qui conduira sa psyché de la naïveté d’un enfant à la folie d’un homme, après avoir éprouvé l’ineptie de ses souhaits d’argent, de bonheur et de célébrité. Avec une pleine maîtrise de la puissance de sa voix, il projette un souffle caressant de berceuse ou véhément jusqu’à l’asphyxie.
Julia Bullock - The Rake's Progress par Simon McBurney (© Pascal Victor)
Ann Trulove, la fiancée de Tom, est la soprano Julia Bullock. Sa vocalité étendue et claire, est à l’aise dans ce rôle qui accumule les chutes et les ascensions mélodiques dans les registres extrêmes, terre bucolique et aigu céleste. À force de vouloir être droite et décidée, elle adopte un jeu d’une simplicité uniforme qui ne parvient pas à la faire évoluer, depuis la tendre promise jusqu’à la femme décidée à sauver l’Amour, en dépit de son aisance à arpenter l’avant-scène avec son sac à dos.
Nick Shadow, ombre du démon, habité par le baryton-basse Kyle Ketelsen, est le personnage improbable qui « déchire » littéralement le cadre scénique et les oreilles du public. Le timbre toujours bien placé, profond sans accent tonitruant, il déroule un anglais net, précis et définitif.
Kyle Ketelsen - The Rake's Progress par Simon McBurney (© Pascal Victor)
Le rôle de Baba la turque, la femme à barbe de Tom, est ici confié au contre-ténor Andrew Watts et non à une mezzo-soprano. Elle est préfigurée par la projection vidéo d’un imagier vertigineux d’un site dont elle serait la rencontre unique. Elle incarne l’autonomie d’un désir qui se prend lui-même pour objet, le geste gratuit d’affirmation de la volonté. Féminisée par son costume et ses accessoires (imaginés par Christina Cunningham), elle se révèle finalement dans sa grandeur d’âme, sa capacité à redonner du sens aux circonstances. Le choix d’un contre-ténor semble ici plus décoratif que vocal. Il ne parvient pas, dans les sorties de son medium, à faire oublier sa virilité. Nous passons ainsi à côté du trouble que peut occasionner la monstruosité que produit la nature.
Sellem, le commissaire priseur, est interprété avec succès par le ténor Alan Oke. Sa voix de bonimenteur, dans la franche déclamation comme dans la séduction de miel, investit commercialement le bric à brac de Baba.
Trulove, le père d’Anne, est le solide baryton-basse David Pittsinger, tandis que son homologue Evan Hughes (ancien artiste du Festival d'Aix-en-Provence) prête sa voix à un Nick Shadow 2 et à un gardien d’asile psychiatrique pétri de douceur et de patiente mansuétude.
Mother Goose, la tenancière de bordel, est assumée par la contralto Hilary Summers, en solide matrone au timbre gourmand, enveloppée d’étoffes étouffantes, préfigurant Baba.
The Rake's Progress par Simon McBurney (© Pascal Victor)
Le Chœur English Voices, efficace, est constamment à l’œuvre. Il se mêle indistinctement, et c’est une autre réussite de mise en scène, aux danseurs, lors des accumulations pyramidales de tentations charnelles, dépoitraillés et rampantes des chorégraphies de Leah Haussman.
Une version épidermique de l’œuvre stravinskienne en somme, sous le signe de la porosité numérique, entre le réel et la représentation, la durée et la fulgurance, le corps et l’âme.
The Rake's Progress par Simon McBurney (© Pascal Victor)