Pinocchio de Boesmans et Pommerat, création mondiale en ouverture d'Aix-en-Provence
Quand la vérité n’est pas libre, la liberté n’est pas vraie. (Prévert)
La 69e édition du Festival d’Art Lyrique d’Aix-en-Provence, dont le fil rouge est la liberté, s’ouvre sur une création mondiale : Pinocchio, du compositeur belge Philippe Boesmans, sur un livret d’une pièce de théâtre préexistante de Joël Pommerat, d'après l’œuvre éponyme de Carlo Collodi (1881). La sixième œuvre lyrique du compositeur est une commande du Directeur du Festival d'Aix-en-Provence, Bernard Foccroulle, en coproduction avec La Monnaie / De Munt, l'Opéra de Dijon et l'Opéra national de Bordeaux.
Le programme du Festival s’ouvre sur une création mondiale afin, selon son directeur, d’inscrire l’opéra dans la musique en tant qu’art pleinement vivant. Son propos s’appuie sur un conte initiatique, qui interroge les frontières de la liberté et de la discipline, à hauteur d’enfant comme à auteur d’adulte, inévitablement soumis aux liens familiaux et générationnels. Rappelons que la pièce originelle de Pommerat a reçu le Molière 2016 du Théâtre jeune public.
La musique de Boesmans accueille l’univers du dramaturge et l’anime de son chatoiement orchestral et de sa science vocale. La sensibilité narrative du compositeur donne vie au texte concentré, fragmenté et incandescent du livret, fréquemment découpé par la tombée efficace du rideau de scène. Un narrateur porte et assure la continuité du récit. Le livret intègre ainsi sa propre mise en scène. Nous comprenons pourquoi Pommerat se consacre exclusivement à celle de ses textes. Il leur apporte la cohérence de ses univers, nourris dans le cas de Pinocchio, par l’univers hygiéniste de Collodi et circassien de Comencini, lequel en a assuré une adaptation cinématographique sensible.
© Patrick Berger
Une fresque sobrement multisensorielle est faite de l’obscure clarté d’une scène vide, afin de donner leur valeur symbolique à des accessoires imaginés et fabriqués artisanalement pour les nombreux lieux arpentés par le pantin. La mise en scène intègre ainsi étroitement les interactions entre objets et lumières conçus par Éric Soyer. Tel cet arbre, axis mundi déchu puis implorant, duquel sortira Pinocchio ; telle la jupe immense de la fée, qui agrège sous ses plis la matrice féminine, en écho blanc au ventre noir de la baleine ; tel encore le nez de Pinocchio, qui s’allonge sur un fond sonore de sirènes à la Varèse. Les références sont difficilement assignables à un passé ou à un endroit précis, si ce n’est à une évocation Fellinienne d’un cirque étrange et éternel dont le narrateur est le Monsieur Loyal, rôle qui convient à cet être épris de vérité. Tout est intégré à l’oeuvre, jusqu’aux spectateurs, qui sont soumis à l’éblouissement par les feux de la rampe, quand Pinocchio et Geppetto sont avalés par la baleine. Y compris les costumes, maquillages, et perruques d’Isabelle Deffin, qui s’appliquent à produire du méconnaissable, sachant qu’un même chanteur peut assurer jusqu’à quatre personnages. Y compris les brumeuses vidéos de Renaud Rubiano, limbes d’un (entre-deux) monde noir d’Alice au pays des mensonges.
© Patrick Berger
L’écriture vocale est naturelle jusqu’à la minutie chez Boesmans, afin de laisser les chanteurs investir pleinement les dimensions les plus vivantes de la narration. Elle abrite des conversations en musique, au cours desquelles les personnages s’éprouvent réciproquement. L’intelligibilité du texte est fondamentale et s’appuie sur le médium de la tessiture des chanteurs, mis à part quelques jaillissements expressifs ou magiques. Le compositeur semble se souvenir de Schoenberg, de Berio ou de Cage, et de leur vocalité de « cabaret supérieur », tant il parsème la ligne vocale de hoquets, éternuements, et autres interjections naturellement expressives.
Le plateau vocal est resserré autour d’un noyau de six chanteurs francophones qui se partagent seize personnages, hormis les rôles singuliers de Pinocchio et de la Fée. Il s’agit, pour Pommerat, peut-être plus que pour le compositeur, d’intensifier les liens entre les protagonistes et de les conduire à transformer leur ligne vocale en même temps que leur costume.
© Patrick Berger
Le baryton français Stéphane Degout (ancien artiste de l’Académie), omniprésent, assure les rôles de Directeur de la troupe, Premier escroc, Deuxième meurtrier, Directeur de cirque. Il est ce narrateur à figure de Nosferatu, dont l’instrument sait affirmer héroïquement comme détimbrer la ligne vocale, afin de ne pas lester son rôle de la lourdeur édifiante d’un storico (récitant) d’oratorio. Une diction parfaite, une projection maîtrisée, donne l’impression heureuse et étrange que sa voix est sonorisée par on ne sait quel micro secret.
Vincent Le Texier assure quant à lui les rôles du Père, du Troisième meurtrier et du Maître d’école, leur prêtant sa voix de baryton-basse - à Geppetto surtout - au timbre charnu et chaud d’histoire vécue.
Le pantin Pinocchio, rôle doublement travesti (travestissement de genre et d’espèce), est habité par le corps sonore de la soprano Chloé Briot (lauréate 2014 de l’Académie du Festival d’Aix). Elle en a la nervosité mécanique comme le lyrisme juvénile. La voix reste en retrait cependant, quand la fosse laisse exploser ses somptueuses matières. L’émotion est palpable lors de la scène de la prison (« Viens me chercher »), alors que ses aigus, filés jusqu’au pianissimo, contactent la ligne du violon.
La Fée de la soprano canadienne Marie-Eve Munger (ancienne artiste de l’Académie), déploie tranquillement des coloratures flottantes mais qui ne perdent jamais leur pulpe (« Demain, demain »).
Le ténor français Yann Beuron est, tour à tour, Deuxième escroc, Directeur de cabaret, Juge, Premier meurtrier et Marchand d'ânes, figures contrastées auxquelles il donne généreusement sa voix de miel, tour à tour solaire et séductrice.
© Patrick Berger
La mezzo-soprano québécoise Julie Boulianne accomplit deux rôles typés et contrastés, celui d’une Chanteuse d’un cabaret déliquescent et celui du Mauvais élève. Elle a dans le jeu et l’expression vocale, la gouaille de deux figures du peuple, qui prennent langue avec la troupe des musiciens de scène (le saxophone de Fabrizio Cassol, le violon tzigane Tcha Limberger et l’accordéon de Philippe Thuriot). Peuple fantasmé, dès lors que l’on ne sait d’où provient cette musique d’un monde où le jazz manouche accompagne une battle de hip-hop (à l’instar du parvis même du Grand théâtre de Provence dans la vraie vie).
Le chef argentin Emilio Pomarico, promoteur actif de la musique de notre temps, conduit l’Orchestre de Klangforum Wien avec l’implacable précision requise dans le cas d’une musique à la métrique aussi élastique que celle de Boesmans, semblable à la durée intérieurement vécue. Chaque pupitre de cette formation de dix-neuf instrumentistes participe en soliste, mais de manière parfaitement contrôlée en volume comme en qualité, à l’ensemble composite de timbres et de résonances inouïs et étroitement en rapport avec les voix.
© Patrick Berger
L’œuvre oppose l’assouvissement à l’ascétisme, l’argent volé à l’argent gagné, et décrit le chemin ardu qui va de l’un à l’autre, de façon parfois violente et crue, à travers la matière du conte. Elle parle du nécessaire travail de socialisation, qui se double ici d’un travail d’acculturation au monde des vivants, qui incombe aux êtres vivant en société. Pinocchio est un opéra sur la parole et sa capacité inquiétante à dire le vrai comme le faux. Le premier désir du pantin n’est-il pas d’avoir une bouche ?
Les festivaliers réagissent volontiers aux saillies ironiques du livret, puis applaudissent le spectacle en sa totalité très longuement, d’une densité sans emphase, avec un mouvement spécial pour Stéphane Degout, Marie-Eve Munger, le chef d’orchestre et le compositeur.
Nous vous donnons rendez-vous sur Ôlyrix tout au long du Festival d'Aix-en-Provence, pour découvrir ses spectacles en comptes-rendus !
La production passera en octobre par l'Opéra de Dijon : réservez ici vos places !