Il Signor Bruschino : un délicieux moment de musique
Créé le 27 janvier 1813 au Teatro San Moisè de Venise, Bruschino ou le fils par hasard (Il Signor Bruschino, ossia Il figlio per azzardo) est une farsa giocosa en un acte concoctée par le jeune Gioachino Rossini (1792-1868) en collaboration avec le librettiste Giuseppe Foppa.
Comme tous les bons opéras comiques, l’histoire, qui se construit autour de quiproquos plus absurdes les uns que les autres, peut se résumer de manière très simple : avec l’assentiment de Gaudenzio (Domenico Balzani), Bruschino père (Alessandro Corbelli) souhaite marier son fils (Joao Pedro Cabral) à la belle Sofia (Chantal Santon-Jeffery). Mais cette dernière nourrit en secret une passion pour le fils de l’ennemi juré de son tuteur : Florville (Maxim Mironov). Au prix d’inénarrables stratagèmes et avec l’aide plus ou moins consciente de Filiberto (Christian Senn), Marianna (Sophie Pondjiclis) et du commissaire de police (Tomasz Kumiega), les deux tourtereaux parviennent à leur fin et leur amour est finalement célébré dans un final plein d’allégresse.
Sous la direction du malicieux Enrique Mazzola, l’Orchestre National d’Ile-de-France se lance dans la célèbre ouverture de Rossini dans laquelle les violons doivent frapper les cordes avec leur archet. Comme dans une préfiguration de l’intrigue, le dindon de la farce, Alessandro Corbelli (Bruschino père) tourne frénétiquement autour de l’orchestre. Il interrompt brusquement ce dernier en frappant furieusement le sol à l’aide de sa canne. Ce détournement de l’effet de percussion voulu par Rossini devient un moyen pour Alessandro Corbelli d’exprimer l’agacement de son personnage. À la fin de l’ouverture et dans un ultime effet de comique, les instrumentistes lui coupent la parole en effectuant eux-mêmes les parties percussives (comme le souhaitait Rossini). Les ingrédients de cette soirée sont révélés : légèreté, malice et folie !
Rossini : Il Signor Bruschino - Ouverture, Orchestre UniMi dirigé par Alessandro Crudele
Dès son premier air (« Deh tu m’assisti d’amore »), Maxim Mironov joue l’amour et la tendresse que son personnage, Florville, ressent pour Sofia. Durant quelques instants, un parfum de romantisme plane sur la salle. Malgré un vibrato un peu trop serré et des aigus (parfois) poussifs, Maxim Mironov convainc l’auditoire avec son timbre chaud dans le médium de sa voix.
Marianna (Sophie Pondjiclis) fait brusquement irruption pour annoncer le mariage arrangé par Gaudenzio entre Sofia et le fils Bruschino. Paniqués, Florville et Marianna se lancent dans un duettino au tempo effréné. Là où Maxim Mironov montre une maîtrise technique sans faille, Sophie Pondjiclis peine à convaincre. Son vibrato trop large et la présence de beaucoup d’air dans sa voix donnent l’impression d’un timbre quelque peu travesti.
Dès sa première entrée pour son duo avec Florville (« Quant’è dolce a un’alma amante »), le timbre chaleureux et les superbes aigus de Chantal Santon-Jeffery touchent le public du Théâtre des Champs-Élysées. Son interprétation subtile conjuguée à l’accompagnement attentif de Maxim Mironov et à l’efficacité musicale du chef Enrique Mazzola font de ce duo un des moments les plus réussis de cette soirée.
Chantal Santon-Jeffery (© Chantal Santon)
Alors que les deux amants ont décidé de ne pas renoncer à leur projet, la voix puissante et chaude de Christian Senn (l’aubergiste Filiberto) retentit. S’ensuit un duo virtuose entre ce dernier et Florville, dans un style préfigurant le grand Rossini du Barbier de Séville : des descentes fougueuses vers les graves des voix précédées par des notes aiguës accentuées, des envolées mélodiques introductives confiées aux pupitres des vents (notamment aux cors) et des crescendos orchestraux qui fonctionnent sur la répétition d’une cellule mélodique à l’orchestre (parfois doublée par des voix) à laquelle est associé un gonflement progressif de la texture orchestrale ainsi qu’une accélération rythmique. Ce duo fougueux provoque les premiers applaudissements de la soirée.
Vient ensuite la fameuse scène dans laquelle le tuteur de Sofia expose sa philosophie cynique et intéressée de la vie. Tout en faisant de la gymnastique, le baryton Domenico Balzani interprète un Gaudenzio bedonnant, aimant l’argent et le confort qui l’accompagne. Son timbre sombre (et au premier abord lourd) ne l’empêche pas de réaliser avec brio les nombreuses vocalises de cette célèbre cantilène pour basse bouffe (« Nel Teatro nel gran mondo »). Comme pour rajouter au ridicule de ce personnage, Sophie Pondjiclis entre précipitamment sur scène avec son smartphone pour prendre des photos du vieux tuteur et du chef (qui continue négligemment à diriger l’orchestre).
Enrique Mazzola (© Eric Garault)
Le recitativo secco accompagnant la lecture de la lettre de Filiberto par Gaudenzio est l’occasion pour les chanteurs et le chef de se lancer dans un jeu de scène absurde. La lettre annonçant les déboires de Bruschino fils est accompagnée d’une photo de Florville (ce dernier ayant racheté la lettre à Filiberto afin d’y insérer sa propre photo et ainsi se faire passer pour Bruschino fils auprès de tous), photo que tous les protagonistes s’empressent de montrer au public et aux instrumentistes.
C’est au tour d’Alessandro Corbelli (Bruschino père) de ravir l’auditoire avec sa voix. Son dialogue avec Gaudenzio est entrecoupé des célèbres « Uh ! Che caldo ! » (Oh ! Quelle chaleur !) qu’il prononce à tout-va. Le sommet comique de l’opéra est atteint lorsque Gaudenzio lui présente son fils (sous les traits de Florville) et qu’il ne le reconnaît pas. La voix généreuse et pleine de nuances d’Alessandro Corbelli conjuguée à une mise en scène minimaliste, mais très efficace rendent ce moment musical absolument délicieux. Les rires du public accompagnent la surenchère musicale et théâtrale proposée par les acteurs de cette soirée. Ces derniers sont d’ailleurs récompensés par de longs applaudissements à la fin de leur trio (« Per un figlio gia pentito »).
Alessandro Corbelli (© DR)
C’est dans son air « Ah donate il caro sposo » que Chantal Santon-Jeffery dévoile tous les détails de sa voix. Dans un dialogue touchant avec le cor anglais, elle implore Bruschino père de reconnaître son fils. Jouant dans un premier temps la colère, elle fait ensuite asseoir Alessandro Corbelli et lui joue un numéro de charme en le caressant jusqu’à l’excès (pour le plus grand plaisir du public). Son interprétation pleine de nuances vient magnifier ce bijou magnifiquement orchestré par Rossini.
Ah voi condur volete...Ah donate il caro sposo par Amelia Felle
Ce très beau moment musical et romantique (très applaudi par le public) prend fin avec l’entrée du commissaire. En plus d’être un très bon acteur, Tomasz Kumiega démontre une parfaite maîtrise vocale. Une série de quiproquos vient confirmer Florville comme étant le fils de Bruschino. Ce dernier croit alors perdre la raison et se lance dans une tirade musicale virtuose anthologique (« Hol il cielo in testa ») se concluant par un « Dei tiranni i casi miei ! » accusateur !
Tomasz Kumiega (© Studio J'adore ce que vous faites !)
Vient enfin le moment du dénouement. Bruschino comprend la supercherie lorsqu’il entend de la bouche de Florville sa véritable identité : il est le fils de l’ennemi juré de Gaudenzio. Bruschino tient désormais sa revanche (le claveciniste accompagne son triomphe par une citation de l’« Alleluia » extrait du Messie de Haendel). Il feint de reconnaître son fils en Florville et accepte la célébration du mariage. Sur ces entrefaites, Filiberto arrive sur scène accompagné par le véritable fils de Bruschino et Gaudenzio apprend avec horreur l’identité du futur mari de sa protégée. Jouant un fils imbécile et soumis, João Pedro Cabral se lance dans un air typiquement rossinien (« Padre mio mio mio … sono pentito tito tito ») qui voit la désintégration du langage (et donc du sens) chère à Rossini et rendue célèbre par le finale du premier acte de son opéra L’Italienne à Alger créé quelques mois après Il Signore Bruschino.
L'Italienne à Alger de Rossini - Finale Acte I (Focile, Soffel, Gambill, Serra, von Kannen)
Le finale joyeux voit la réconciliation de Gaudenzio avec Florville. La folie organisée laisse place à l’allégresse et la soirée s’achève par de longs applaudissements. Le public est conquis.