L'impact faustien de Gounod clôt la saison de l'Opéra Grand Avignon
Cette version, coproduction de l'Opéra Grand Avignon, avec ceux de Marseille, Massy, Metz, Nice et Reims, vient clore la saison de la maison en même temps qu'une page importante de l'histoire de l'édifice, situé sur la place de l'Horloge, à deux pas du Palais des Papes. Alors qu'il ne réouvrira, rénové, que dans deux ans, les saisons prochaines se dérouleront hors les murs, du bâtiment comme de la ville...
La mise en scène de Nadine Duffaut, assistée de Franck Licari, à l'univers à la fois sulpicien et « girly », fait claquer ses couleurs vives, sur le fond misérabiliste et désolé d'un monde de morts-vivants. Un portrait vidéo du Christ, au visage de trois quart couronné d'épines, projette un regard permanent sur la scène du drame. Il est le fond d'un dispositif tabulaire qui aspire les contractants du pacte avec le diable. L'œil était dans la tombe : c'est-à-dire dans la chambre du vieux Faust, au sol jonché d'objets anachroniques, au rebut, à la casse d'une vie arrivée à son terme.
Le Christ penche son regard sur la scène (© Studio Delestrade)
Comme le veut la tradition pré-romantique allemande, le divin et le surnaturel habitent l'espace domestique du quotidien. C'est là que les trouvailles du décor, signé par Emmanuelle Favre, interviennent. Dans la taille des meubles, notamment. Le lit de Faust est un immense prie-dieu dont le montant s'illumine en crucifix, cette croix qui de l'enfer nous garde. Méphistophélès, tel un prestidigitateur, sort d'une immense malle les accessoires de ses manipulations, notamment un coffret à bijoux capitonné de rouge dans lequel Marguerite pourrait presque entrer. Une marionnette démesurée, à l'effigie de Marguerite, sous les jupes desquelles Méphisto se dissimule, descend des cintres. Une balançoire vide prend ensuite sa place, semblable à une potence. Les humains, tourmentés par leurs désirs contradictoires, y apparaissent comme des nains.
Les costumes de Gérard Audier soulignent les codes du kitch et du cheap. Un univers de poupée Barbie au sexy suranné pour les dames (jupe en vichy, tailleur sévère) et bad boy pour les messieurs (jean, ceinturon, chemise blanche ouverte et blouson de cuir). Les personnages collectifs (figurants et chœurs) semblent sortis d'un roman-feuilleton d'Eugène Sue, comme d'un clip célèbre de Michael Jackson, Thriller, monde de zombies en oripeaux, grouillant, rampant ou funambulant depuis les trappes du plancher. Ils s'immobilisent en tableaux bien composés lors des interventions sataniques.
Les vidéos d'Arthur Colignon ouvrent cet espace confiné par les deux pivots que sont le portrait du Christ et le lit prie-dieu. Les lumières de Philippe Grosperrin le découpent depuis leur autre faisceau, soulignant les contours des protagonistes, depuis le monde d'en-haut et le monde d'en-bas.
Jérôme Varnier prête sa personne à un Méphistophélès, immense aussi, dégingandé, et nonchalant, comme un grand brun à la chaussure rouge. En dandy voluptueux, entremetteur libidineux, il s'accapare la scène avec aisance, énergie et vivacité, grâce à une déclamation expansive. Légèrement court dans les aigus au tout début, définitivement à son aise lors de ses bacchanales (Satan conduit le bal), il sait aussi ombrer son timbre de basse pour se faire inquiétant (Oh nuit étend sur eux ton ombre).
Jérôme Varnier (© Studio Delestrade)
Le Faust du ténor Florian Laconi se montre un peu garnement, avant d'être touché par l'amour. Salut demeure chaste et pure est dans sa bouche ensoleillée, aux pianissimi filés, un hymne sincère à la pureté s'enroulant autour du contrechant cristallin du violon solo. Il a l'endurance tranquille et souple du rôle-titre, qui traverse l'expérience de la faute et du repentir.
L'objet du désir est la belle et pulpeuse Nathalie Manfrino en Marguerite. Mi-bimbo, mi gretchen, elle expose toute la palette de ses timbres fruités ou allégés dans l'aigu. Femme hypnotisée puis abusée, elle aborde, en poitrinant très légèrement, les mots les plus intenses par le bas, avec une diction toujours ciselée.
Florian Laconi et Nathalie Manfrino (© Studio Delestrade)
Sa voisine, Dame Marthe, est interprétée par la mezzo-soprano Marie-Ange Todorovitch. La ligne vocale, toujours chaude, est bien projetée. La diction, ampoulée, sied à merveille à son personnage de cougar. Son speed dating blasphématoire avec Méphistophélès relève quasiment du geste chorégraphique.
Viennent les seconds rôles, tous masculins (Siebel n'est pas travesti), afin que tout gravite autour de Marguerite, rôle-titre fantôme de l'oeuvre. Le jeune ténor Samy Camps est Siebel, un personnage rendu infirme, autre figure marquée par le dolorisme sulpicien. Il est l'incarnation du « rien », c'est-à-dire celui qui est empêché de « tout », d'entrer dans la danse, d'aimer et de parler à Marguerite (faites-lui mes aveux). Il compense cette condition par une vive ductilité et agilité vocale. Valentin est confié au baryton Lionel Lhote. Son émission puissante et sensible, en dépit de menues opacités de diction, confère à son rôle de frère, une dimension davantage protectrice que moralisatrice (Sol natal de mes aïeux).
Nathalie Manfrino, Florian Laconi, Jérôme Varnier et Marie-Ange Todorovitch (© Studio Delestrade)
Le Wagner du baryton Philippe Ermelier a le timbre chaud et rond d'un meneur de bande, campé par un jeu scénique libre et inventif. Le vieux Faust ouvre la narration avec la voix bien projetée d'Antoine Normand, avec ce qu'il faut de tremblement pour indexer son état de délabrement physique et moral, qu'il traînera sur scène, en spectateur sidéré, durant toute la représentation.
Les chœurs de l'Opéra, soigneusement préparés par Aurore Marchand, sont dynamiques et entraînants. Ils effectuent leur part de chorégraphie populaire en faisant des pieds et des mains avec un bel ensemble. La diction est à améliorer encore pour comprendre un texte dont la prosodie s'avère peu intuitive.
Le ballet de la Nuit de Walpurgis, sous la direction d'Eric Belaud, fait se rencontrer valse orgiaque et acrobaties circassiennes, couleurs claquantes et gestuelles charnelles des séductrices archétypes de l'antiquité fantasmée. Elles seront éteintes par l'image fantôme de Marguerite.
Les danseurs du ballet (© Studio Delestrade)
La direction ferme et réactive d'Alain Guingal, à la tête de la fosse avignonnaise, confère allant et subtilité à l'arche sonore de l'opéra. L'orchestre assure, depuis son tissu de timbres disponibles, les transitions entre martial pompier et tendresse limpide, lors de ses diminuendi quasi chambristes.
Le livret de l'œuvre lyrique de Gounod, propice à l'accumulation de « tubes », s'éloigne du Faust métaphysique de Goethe, en quête d'un savoir alchimique infini, et le ramène à la dimension anecdotique d'un vieux bourgeois du second empire en proie à ses tourments intimes. Mais la plasticité du mythe est telle, qu'il peut être magnifié, en plus de la musique, par le regard transcendant d'un Christ peint, surface réfléchissante dans laquelle le spectateur peut projeter sa quête la plus individuelle. Cet œil est notre œil intérieur, qui permet le dialogue entre la meilleure et la pire part de nous-même. Il nous permet de mieux nous comprendre et d'ainsi échapper à la nuit noire de l'esprit.