La Reine de Chypre au TCE : on la refait ?
Voici un concert qui était attendu, d’abord parce qu’il marque l’ouverture du cinquième Festival Palazzetto Bru Zane, et ensuite parce qu’il s’agit d’une redécouverte d’une œuvre de Jacques-Fromental Halévy, génial compositeur dont l’œuvre est injustement réduite par les maisons d’opéra à La Juive
Sébastien Droy (© DR)
Après une nuit studieuse et une intense journée de répétition avec Hervé Niquet, le Directeur musical de ce concert, Sébastien Droy entame donc la soirée et l’œuvre qui le sollicite abondamment au cours des vingt premières minutes. La main sur l’oreille, il expose une voix légère et bien centrée, qui monte en voix de tête pour émettre des aigus maîtrisés. Le vibrato est court et rapide. Rapidement cependant, la fatigue vocale accumulée durant les répétitions se fait sentir et la vigueur diminue, ce que le chanteur compense par sa technique, en couvrant davantage sa voix. Celle-ci déraille pourtant légèrement : une moue s’affiche sur le visage du ténor, qui doit terminer son duo en marquant (c’est-à-dire en ne mettant aucune puissance, comme les chanteurs le font en répétition). À la fin de l’acte, il affiche avec philosophie un sourire résolu en direction de ses collègues : le concert ne peut continuer sans lui, il assurera donc son rôle, même à mi-voix, sans prendre part aux ensembles. Il profite des quelques secondes de pause pour glisser une pastille pour la gorge dans sa bouche. Après l’entracte, Hervé Niquet prononce avec humour quelques mots pour expliquer la situation au public, qui applaudit pour encourager l’interprète. Ce dernier termine la soirée épuisé, le visage marqué par l’effort.
Hervé Niquet (© Eric Manas)
Face à lui, c’est Véronique Gens qui assure le rôle-titre (dont elle nous a longuement parlé durant son interview à Ôlyrix). Bien aidée (comme l’ensemble de la distribution, d’ailleurs) par une excellente diction, elle dispose d’un timbre sombre et d’une flamme dramatique qui perce dans son phrasé mélancolique, sublimé d’un vibrato rond et intense. Elle émeut ainsi le public lorsqu’elle s’exclame « Gérard ! Et c’est lui qui t’appelle ». Elle garde une voix ancrée sur l’ensemble de la tessiture, qu’elle parcourt d’ailleurs en quelques notes, étalant sa technique qui s’exprime également dans la fluidité de ses vocalises. Allégeant sa voix dans ses duos avec Droy afin de ne pas le couvrir totalement, elle occupe l’espace sonore lorsque cela lui est possible sans nuire à la musicalité d’ensemble.
Véronique Gens (© Marc Ribes)
Étienne Dupuis, qui faisait déjà face à Gens dans Iphigénie cette saison à Garnier, chante le rôle de Jacques de Lusignan, le roi digne et noble qui condamne involontairement les deux héros au malheur. Sa voix résonnante et puissante au timbre pur et lumineux dispose de la noblesse que requiert le personnage. Il affine l’expressivité de son interprétation en allongeant ou resserrant l’amplitude, l’intensité et la puissance de son vibrato selon les situations. La basse Christophoros Stamboglis dispose d’une voix large et puissante qui emplit l’espace et résonne dans les ensembles, de ses graves d’une profondeur grisante. Eric Huchet est un sournois Mocénigo à la prononciation pincée. Son timbre cuivré, émis depuis le haut de son instrument, résonne avec celui de la clarinette qui accompagne ses interventions. Bien que manquant d’ancrage, sa voix est parfaitement projetée : ses « Mort à Venise ! » ressortent de son dernier ensemble à l’acte V, créant un puissant effet. Artavazd Sargsyan est un sombre Strozzi, clair en timbre et en prononciation, tandis que Tomislav Lavoie est un Héraut au coffre imposant, aux graves solides mais aux aigus plus fragiles.
Christophoros Stamboglis (© Yannis Tsolkas)
Hervé Niquet dirige l’Orchestre de chambre de Paris d’un geste souple et ample. La partition laisse peu d’airs solistes mais offre de beaux ensembles, aux lignes contrapuntiques éclatantes. Tout au long de la soirée, les ambiances musicales s’enchaînent sans transition. Dès l’introduction, les lignes mélancoliques jouées mezzo-piano, bien servies par un pupitre de violoncelles ayant du corps, sont interrompues par un coup de cymbales qui ouvre un passage vif et festif. Si le chef excelle dans l’expression de ces derniers auxquels il transmet sa flamme, bondissant sur place pour obtenir un tempo plus allant, son enthousiasme débordant sert moins les passages plus intimes, qui pourraient se distinguer davantage. Le Chœur de la Radio flamande, placé de part et d’autre de la scène, souffre d’une mise en place rythmique approximative, plongeant certains passages dans un brouillard musical. Il se montre toutefois tranchant et saisissant à la fin du premier acte, après s’être montré caressant et enivrant quelques instants plus tôt, y transcendant une partition brillante. Vraiment, cette œuvre mérite mieux que l’oubli duquel cette soirée l’a sortie. Mais il faudrait maintenant l’entendre avec un ténor en pleine possession de ses moyens !