L'Opéra Comique et le Palazzetto Bru Zane font de nouveau tinter Le Timbre d'argent de Saint-Saëns
Le Timbre d'argent de Camille Saint-Saëns à l'Opéra Comique avec le Palazzetto Bru Zane est un alignement des astres et des volontés artistiques : le lieu parisien et l'institution franco-vénitienne se sont en effet donnés pour mission de ressusciter des œuvres françaises oubliées. Le Timbre d'argent est ainsi la troisième résurrection en trois productions cette saison à l'Opéra Comique (après Fantasio d'Offenbach et Alcione de Marin Marais), l'opéra de Saint-Saëns est aussi la troisième résurrection en trois jours du Festival parisien de Bru Zane, après La Reine de Chypre d'Halévy et Phèdre de Lemoyne.
Une nouvelle illustration d'un remarquable travail de réhabilitation d’œuvres oubliées donc, que ce premier opéra de Saint-Saëns, créé en 1877 (la même année que le chef-d'œuvre du compositeur, Samson et Dalila), et modifié jusqu'à sa dernière production à Bruxelles en 1914, la dernière en date jusqu'à hier. Le livret est signé Jules Barbier et Michel Carré, également auteurs de deux livrets célèbres qui ont beaucoup de points communs avec Le Timbre d'argent : le climat fantastique et l'héroïne danseuse sont les mêmes que dans Les Contes d'Hoffmann d'Offenbach et le héros signe un pacte Faustien (comme l'opéra de Gounod) : dès qu'il fera tinter son timbre (sonnette) d'argent, il recevra des richesses pour séduire la danseuse qu'il a peinte, mais en échange, un innocent parmi ses proches mourra.
Edgaras Montvidas (Conrad), Raphaëlle Delaunay (Circé/Fiammetta), Tassis Christoyannis (Spiridion), Chœur accentus et danseurs - Le Timbre d'argent (© Pierre Grosbois)
La fosse émerveille dès le Prologue orchestral, splendide de justesse, de mise en place et de richesse en timbres (d'argent et même d'or). Les doubles croches allègres des cordes et les rythmes pointés des vents rebondissent sur les percussions et les magnifiques cuivres claironnants. Mené par la maestria appliquée et impliquée de François-Xavier Roth qui se meut avec énergie de droite et de gauche, l'Orchestre des Siècles répand la soie ondoyante de ses cordes, et ses bois sont des chats feutrés. Régulièrement, des instrumentistes s’éclipsent par la porte au fond de la fosse, car de très nombreuses interventions musicales et chorales ont lieu depuis les coulisses, avec un certain effet de systématisme. Comme à son habitude, Accentus est parfaitement juste et en place. Les choristes sont beaucoup sollicités sur scène pour figurer des bals et carnavals, et se déplaçant à travers le théâtre : effectif de concert à l'origine, l'ensemble dévoile un jeu théâtral encore perfectible.
Edgaras Montvidas (Conrad), Chœur accentus et danseurs - Le Timbre d'argent (© Pierre Grosbois)
Dans le rôle principal et éprouvant de Conrad, le ténor Edgaras Montvidas est d'abord brusquement tiré de son sommeil. L'auditeur pensera que ce réveil soudain est la raison d'une voix tendue et agitée, mais il s'agit de sa production sonore constante. Sa prononciation du français (capitale pour ce répertoire et cette redécouverte) est un paradoxe absolu : tantôt simplement parfaite, notamment les "eu" et les diérèses (articulation entre deux voyelles), elle est entachée de gros soucis sur les sons fermés et les nasales (certes spécifiques à la langue française, mais qui en font justement tout le timbre). Béante en fond de gorge, la voix est lointaine, voilée mais globalement sonore malgré cet effet.
Raphaëlle Delaunay (Circé/Fiammetta), Chœur accentus et danseurs - Le Timbre d'argent (© Pierre Grosbois)
Conrad peint la danseuse Circé/Fiammetta de ses rêves. Elle surgit derrière le tableau et en impose immédiatement par ses déhanchés aussi sensuels que sauvages. La danseuse Raphaëlle Delaunay ne prononce pas un mot, mais sa technique et sa présence époustouflantes en font un personnage central et le fil rouge du spectacle. Elle revient en Joséphine Baker de cabaret cambrée et agile en diable, puis en Carmen tambourinante avant un ridicule diable jaune de carnaval à flonflons.
Raphaëlle Delaunay (Circé/Fiammetta) - Le Timbre d'argent (© Pierre Grosbois)
Hélène Guilmette a déjà le prénom du personnage amoureux de Conrad, elle en a aussi les aigus qui s'envolent en harmoniques, mais, sourde et engorgée dans le grave, l'articulation devient brumeuse et le timbre cotonneux. Depuis ce fondement, sa voix part en flèches, puissantes. Le cœur de cette tessiture se situe en fait entre ces deux extrêmes : en un médium soyeux, sonnant.
Edgaras Montvidas (Conrad), Hélène Guilmette (Hélène) - Le Timbre d'argent (© Pierre Grosbois)
En véritable tenue de prestidigitateur (cape verte de velours, haut-de-forme, canne et masque), Tassis Christoyannis incarne Spiridion, un Méphisto protéiforme, diablement bien joué : tour à tour et même à la fois maléfique, enjôleur, rieur, sournois, épicurien, froncé, toujours machiavélique. Alliée de l'incarnation, la voix est longue et nourrie, variant les dynamiques en cours de phrase pour prolonger le souffle de l'expressivité.
Tassis Christoyannis (Spiridion) / Raphaëlle Delaunay (Circé/Fiammetta), Chœur accentus et danseurs - Le Timbre d'argent (© Pierre Grosbois)
Comme dans Le Vaisseau fantôme à Lille, il revient à Yu Shao la délicate mission d'ouvrir l'œuvre par un air découvert. Le ténor déjà chroniqué trois fois sur nos pages cette saison projette toujours bien dans les moments de calme orchestral, mais sans percer la fosse tout à fait. Surtout, il peine toujours à articuler et à quitter une posture très droite. Son personnage de Bénédict est toutefois un magicien : sur un bel aigu, il transforme une fleur en colombe surgissant d'un foulard et voletant à travers la scène. Le personnage radieux et béat d'amour de Rosa convient comme un gant à Jodie Devos. L'interprète est toujours aussi agile et expressive, toujours aussi belle et effrontée (mais toujours un peu fâchée avec la justesse). Le duo entre les amoureux et jeunes mariés Yu Shao et Jodie Devos n'est que miel, papillon voletant (agité au bout d'une canne à pêche) et même boules à facettes tournant pour illuminer le public depuis les balcons.
Jodie Devos (Rosa), Yu Shao (Bénédict), Chœur accentus - Le Timbre d'argent (© Pierre Grosbois)
Le ton de la mise en scène est donné d'emblée : l'action se passe à Noël, le spectateur a donc droit aux sapins, au cadeau, et même au Père Noël (un peu fatigué), jusqu'aux immenses boules à neige cubiques de chaque côté de la scène ! Le Timbre d'argent est à recommander aux amateurs de mises en scène littérales, loin de toute provocation et réinvention. La scénographie fera ainsi se succéder les illustrations du texte (sans doute pour ne pas divertir le public de cet opus méconnu) : un ciel bleu projeté en vidéo lorsque le ciel est invoqué, ciel qui se couvre d'orage au premier crime avant les lumières stroboscopiques du second. Que les personnages prient la Vierge et elle apparaît, un palais surgit lorsque des chandeliers tombent du plafond et que s'avancent des rideaux en papillotes dorées et argentées, un bois moussu encadre la maison cachée sous les arbres de l'Acte III, le lac nocturne est une fumée ondoyante qui envahit complètement la fosse (hilares, les instrumentistes plissent les yeux pour tenter de deviner encore leur partition), les gisants envahissent le plateau sur "il peut compter les morts". Le timbre est finalement fondu dans les feux de Bengale, avant la fin réjouie et moralisatrice : tout ceci n'était qu'un rêve. Alleluia dans la gloire d'un "Dieu clément", la concorde et le latin sont restitués (prononcé à la française) !
Hélène Guilmette (Hélène) / Edgaras Montvidas (Conrad), Chœur accentus et danseurs, danseuses - Le Timbre d'argent (© Pierre Grosbois)