Sokhiev ou les 1001 couleurs du Capitole à la Philharmonie
Une vague de son immense, chaude comme l'Orient, déferle d'emblée sur le public et sur tout le premier mouvement, "Marche de fête orientale" de la Suite Aladdin (chef-d'œuvre composé en 1918-1919 par Carl Nielsen). Le vaisseau de la Philharmonie de Paris embarque alors l'auditoire pour un voyage exotique, à travers une volée d'oiseaux pépiante dans les infinis mélismes des danses hindoues et chinoises. Escale est faite sur "La Place du marché à Ispahan" pour y construire plusieurs plans sonores tels des étals. La nostalgie des vents se mêle au rebondi dansant des cordes et du piccolo, ainsi qu'aux terribles cuivres et timbales. D'une grande complexité et modernité, l'ensemble paraîtrait dissonant et confus si cet Orchestre National du Capitole de Toulouse, ainsi dirigé par Tugan Sokhiev, n'était pas absolument maître de ses équilibres et plans sonores. Ces plans s'étiolent et disparaissent progressivement, laissant place au glas obstiné d'une "Danse des prisonniers", lançant de vibrants appels à la liberté, lyriques et déchirants. L'œuvre s'achève sur une dernière danse, celle des Maures, gagnant en vitesse et intensité, toujours juste et placée bien qu'endiablée. Le son de cet orchestre est si coalescent et long qu'il résonne tel un orgue d'église à la fin de chaque mouvement (la Philharmonie de Paris accomplit de nouvelles merveilles acoustiques dans ce répertoire). Seuls bémols, ou plutôt anicroches car il s'agit de défauts rythmiques, les altos peinent à suivre les percussions lorsqu'ils doivent faire rebondir le bois de leurs archets sur les cordes dans un effet squelettique. Concernant l'ensemble cette fois, étonnamment, les quelques cafouillages sont à déplorer lors des transitions de moyenne rapidité et difficulté, sans doute les passages moins travaillés, sacrifiés -car apparemment plus évidents- lors des répétitions toujours plus contraintes.
Tugan Sokhiev à la Philharmonie de Paris (© Julien Mignot / Philharmonie de Paris)
Marianne Crebassa nous avait éblouis dans son répertoire léger d'airs travestis et mozartiens (compte-rendu depuis la Salle Gaveau). Elle nous avait plu en Fantasio d'Offenbach au Châtelet. Elle nous avait étonnés dans une œuvre aussi massive que Les Troyens de Berlioz à Strasbourg. L'évolution était ainsi très rapide, mais interpréter Shéhérazade de Ravel avec grand orchestre était une impossible gageure. L'interprète souriante doit en effet affronter une pièce qui monte jusqu'aux puissances cruelles de « Je voudrais voir mourir d'amour ou bien de haine ». La chanteuse n'a pas les graves. De fait, elle doit artificiellement assombrir la voix et une série de problèmes vocaux en découlent : la justesse n'est plus au rendez-vous, la ligne manque de souffle et de nuances, le médium rapeux sature presque et elle ne peut retrouver les aigus qu'elle aurait su faire rayonner « avec les goélettes ». Cela étant, une fois passées la déception et la surprise (hélas prévisible, dès l'annonce faite que ce répertoire serait porté par les frêles épaules de Crebassa), l'auditoire ne boude pas son plaisir devant la remarquable implication de la jeune artiste, ce sourire vocal enjôleur, et surtout le tour du monde porté par un orchestre aux 1001 couleurs. Avec un tel vaisseau orchestral en route pour l'Asie, Marianne Crebassa voyage en première classe et même en jet privé.
Marianne Crebassa (© DR)
Alors que l'entracte touche à sa fin, Marianne Crebassa elle-même se faufile discrètement dans la salle pour ne rien manquer de la seconde partie du programme. Les merveilles sonores reprennent avec la "Danse des Sept Voiles" extraite de l'opéra Salomé de Richard Strauss. Il faudrait citer tous les solistes de cet orchestre, chacun d'entre eux étant merveilleusement porté par son talent et cet écrin sonore orchestré par Tugan Sokhiev. Les musiciens eux-mêmes en sourient d'aise, de trouver de telles couleurs pour la Suite de L'Oiseau de feu (version de 1919). Igor Stravinski brûle d'intensité avec pour pointe sonore les poignards glaçants des premiers violons.
Orchestre du Théâtre du Capitole (© Patrice Nin)
Les acclamations tonitruantes de l'auditoire ne rivalisent certes pas avec la puissance de cet orchestre, mais elles s'en approchent diablement. Le chef Ossète annonce enfin le bis dans un français impeccable : « On reste fidèle, toujours, aux musiques françaises. » Dernier mouvement de Ma mère l'Oye, "Le Jardin féerique" de Ravel porte si bien son nom. L'enthousiasme et la générosité de cette soirée sont tels que Tugan Sokhiev lance même un second bis et « ce n'était pas prévu », visiblement en effet puisque le cymbalier doit se précipiter pour reprendre sa place (comme les spectateurs partis pour récupérer leur vestiaire plus rapidement). Aussi rapide qu'un bis peut l'être, l'Ouverture de Carmen est expédiée à l'allure d'une course de vachettes, mais elle rappelle toutefois combien Tugan Sokhiev et l'Orchestre National du Capitole de Toulouse sont des musiciens d'opéra.
Ce concert fait partie du week-end Voyage 1.001 Nuits organisé par la Philharmonie : après Kalîla wa Dimna (chroniqué lors de son passage à Lille), ainsi que Le Sérail pour tous : Mozart participatif à la Philharmonie, et avant Sindbad.