Alexis Kossenko et Lucia Martin-Carton en « Ambassadeurs » au Musée Grévin
Exposé aux quatre vents sur le parvis de la cathédrale d'Utrecht, le Maître Carillonneur Jacob Van Eyck (vers 1590-1657) se saisit des moindres murmures, vibrations ou harmoniques, qui émanent de cette place bien peuplée. Aveugle, le flûtiste n'a que ses oreilles et ses mains pour se guider... et ravir l'écoute des passants. Sans aller au-delà de sa terre natale, son infaillible sens auditif lui a suffit pour recueillir la plupart des airs, chansons ou danses européens en vogue à son époque et les « repriser » pour le répertoire de la flûte à bec. Le compositeur en constitue un recueil Der Fluyten Lust-Hof (« Le Jardin des Délices de la Flûte »), véritable épreuve de virtuosité pour tout flûtiste, mais aussi écho d'un répertoire européen ancien.
La soprano Lucia Martin-Carton (programmée la saison prochaine pour la Selva Morale e spirituale de Monteverdi avec William Christie à la Philharmonie de Paris) et le flûtiste Alexis Kossenko (souvent apprécié lors de cette saison parisienne) abordent avec brio et fantaisie ce tour d'Europe. Jouant la figure de l'écho invisible, ce dernier se dérobe aux regards, laissant la claveciniste et le théorbiste seuls à notre portée. Déjà, dans ce Fantasia & écho, pièce originale de Jacob Van Eyck, résonne la vivacité solaire de ce répertoire pour flûte, dont les variations virtuoses prennent un contour spirituel, encourageant sans cesse le dépassement technique du musicien. Ces arabesques de croches n'émergent que d'une simple flûte à bec qu'Alexis Kossenko substituera par des flûtes de toutes tailles durant le concert. Bien vite surviennent d'autres inspirations néerlandaises : Malle Symen d'après Jan Pieterszoon Sweelinck et O slaep, o zoete slaep selon Leeuw Plicht. Avec grâce, la soprano aborde cette langue peu commune, mêlée d'anglais et d'allemand.
Alexis Kossenko (© Philippe Genestier)
Justement, du Pays-Bas à l'Allemagne, il n'y a qu'un pas. Dans Stil, stil een reys, composée d'après La Bourrée de Michael Praetorius, Alexis Kossenko passe de la flûte au whistle, au timbre plus pointu et plus léger pour la danse. Dans cet air vif et bref, le flûtiste est aussi alerte techniquement que physiquement, dodelinant de la tête, pipeautant gaiement, tout en demeurant extrêmement concis dans les diminutions (redoublements de croches du thème initial). Incarnant (certainement) parfaitement Jacob Van Eyck, il amuse même, provoquant des effets de surprise aux cadences, levant prestement sa flûte, et arrêtant net sa trajectoire en même temps que sa ligne mélodique.
Par un vent océanique plus frais encore, parviennent au carillonneur les ayres et masques (spectacles royaux qui apparaissent sous le règne élisabéthain et réunissent divers arts scéniques : musique, danse, théâtre) des cours distinguées d'Angleterre. Reprenant les ballades et airs de Dowland, Jacob Van Eyck semble se mettre dans la peau des bardes écossais ou irlandais dont il partage sa cécité avec certains. La féerie mythique de l'île britannique lui inspire un air selon une ballade, When Daphne from faire Phoebus did fly, mais ce sont surtout les œuvres du luthiste Dowland, qui lui font naître de subtiles reprises. Commençant sa carrière chez l'ambassadeur d'Angleterre avant de parcourir l'Allemagne, le Danemark, puis l'Italie, Dowland a semé çà et là ses compositions, jusqu'à parvenir aux oreilles du carillonneur. Lucia Martin-Carton aborde ce répertoire d'une voix tranquille, très simple et dénuée de vibrato. Elle prend des airs presque enfantins dans le début de l'air Excuse Moy tiré de Can she excuse my wrongs, avant de devenir plus décidée et entraînante, car Jacob Van Eyck a déformé l'air en jig, une danse irlandaise folklorique. Bien plus triste, la danse de la Pavane Lachrymae, inspirée du fameux Flow my tears de Dowland, tire des soupirs émouvants de la soprano, dont la voix s'éteint tout doucement en fin de phrase. Tandis que ses yeux se lèvent, ceux des autres musiciens se ferment, dans une concentration des plus extrêmes.
Les Ambassadeurs (© Sanja Harris)
Avant de se laisser emporter par des brises plus chaudes, le flûtiste néerlandais s'arrête en France, d'où lui vient un Psaume, Réveillez-vous chacun fidèle, interprété de manière très sobre par l'ensemble, dans un parfait unisson flûte et voix.
Près des rayons andalous, la gravité s'efface peu à peu sous les doigts du théorbiste Bruno Hesltroffer qui s'est muni de sa petite guitare. Frappant de la main sur la table d'harmonie entre des arpèges proches de l'improvisation, il montre une agilité et un engouement saisissants dans Repicavan, repris d'une composition d'Étienne Moulinié. Tant et si bien, que les spectateurs se surprennent à balancer leur tête, portés par sa rythmique.
Lucía Martín-Cartón (© Alessandro Lourenço)
Et au terme de ce parcours, l'Italie bien sûr, qui en est aux premières aubes du baroque. La claveciniste Élisabeth Geiger ouvre brillamment la marche contrapuntique avec les variations d'un Frescobaldi aux broderies bien reconnaissables, tandis que Lucia Martin-Carton déploie toute sa voix, jusqu'alors retenue par le registre des pièces, dans les mélismes de l'Amarilli tirée de Caccini. La Sirena, d'après Questa dolce sirena de Giovanni Giacomo Gastoldi achève de tirer sourires et rires, tant la polyphonie de l'ensemble est communicative. Rejoignant la soprano dans le refrain, les musiciens chantent en chœur le « Falalala », jusqu'à pousser la chansonnette en bis.