Netrebko adresse sa plus belle lettre à Bastille et Onéguine
Partout, partout, je le revois
La voix d'Anna Netrebko rayonne toujours avec autant d'évidence, portant notamment un "air de la lettre" infini en émotion, éclats et mezza voce, suspendant l'auditoire et la fosse à sa bouche comme au cœur de Tatiana. L'acclamation tonitruante qui suit ce moment d'anthologie est tellement longue que l'héroïne, allongée immobile au sol, finit tout de même par remuer un bras, sans doute endolori par la posture. Sûre de sa technique, la soprano peut même détimbrer d'émotion volontairement et convoquer des graves souterrains lorsqu'elle s'avoue son amour pour Onéguine. Netrebko incarne et articule si bien, qu'elle se ferait comprendre d'un non-russophone. Le seul bémol, s'il en fallait un, serait son jeu mélodramatique dans le premier tableau, lorsqu'elle se pâme et se jette sur le canapé.
L'Air de la lettre par Anna Netrebko - Eugène Onéguine par Willy Decker (© Guergana Damianova / OnP)
La largeur vocale toujours croissante de Netrebko continue d'étonner. Cette ampleur chaude fait merveille dans la langue et le répertoire russe. Le chant est une magnitude stellaire : celle d'un astre solaire et d'une étoile noire, qui correspond à ce point à la mise en scène, que les changements de tableaux semblent avoir été pensés pour elle, alors que cette production date de 1995 (année durant laquelle Netrebko terminait encore ses études au conservatoire de Saint-Pétersbourg).
Le plateau suit en effet cet astre, variant avec les saisons et les passions des personnages : le ciel bleu en fond de scène et le sol doré couleur des blés célébrant la moisson des amours espérées, laisse place à la nuit crépusculaire sur la mort de l'ami et de l'amour. Les corps et les cœurs s'habillent de noir. Tout est déformé, de biais, sinueux comme les rapports entre ces amoureux qui cherchent à tout prix leur malheur. Tout est accablant, au premier chef le chandelier monstrueux qui menace de s'abattre sur les personnages (comme un flash-back à la croix de Tosca dans la première production de cette saison à Bastille).
Eugène Onéguine par Willy Decker (© Guergana Damianova / OnP)
Si la mise en scène correspond à Netrebko, c'est aussi car elle correspond aux volontés explicites de Tchaikovski, qui demandait une production modeste, refusant les cadres somptueux de Moscou ou Saint-Petersbourg pour privilégier celui d'un conservatoire. L'épure des symboles toujours aussi éloquents offerts par Willy Decker répond à cette demande en renforçant son exigence d'humanité.
Eugène Onéguine par Willy Decker (© Guergana Damianova / OnP)
Vocalement, la chaleur des médiums graves de Varduhi Abrahamyan (dont l'interview est disponible ici) tend à sa sœur un duvet de velours. Dans un drame où les mariages ne sont que malheur, c'est une merveille que d'entendre le mariage de ces deux voix. Leur mère Madame Larina et leur gouvernante Filipievna ont plus de difficultés. Elena Zaremba est en effet assourdie dans les graves et sinusoïdale dans les aigus, tandis qu'Hanna Schwarz ne produit que les débuts de notes, à bout de souffle.
Parmi les rôles de support, l'attention revient donc à l'Olga d'Abrahamyan, notamment dans sa robe rouge avec une fleur dans les cheveux qui rappelle une Carmen (mais différente de celle qu'elle incarnait le mois dernier sur cette même scène). La mezzo manque quelque peu de volume dans les graves, mais elle passe aisément la fosse en s'appuyant notamment sur de belles consonnes chuintantes, des voyelles fermées et laryngées avec un investissement remarquable (qui l'emporte même dans les danses traditionnelles russes du plateau).
Varduhi Abrahamyan, Hanna Schwarz et Anna Netrebko - Eugène Onéguine par Willy Decker (© Guergana Damianova / OnP)
où donc avez-vous fui, Heures dorées de ma jeunesse ?
Les hommes ne sont pas en reste. La voix de Pavel Černoch met quelques temps à trouver son assurance, au début de la soirée comme après l'entracte, mais il offre ensuite une qualité de chant et une émotion croissantes au personnage de Lenski. Son premier air Я люблю Вас Ольга (je vous aime Olga) est émouvant de candeur. Il trouve une grande vigueur pour dénoncer l'amitié cruelle d'Onéguine, qui séduit Olga par jeu. La mise en scène lui offre également un "air de la lettre" (Куда, куда, куда вы удалились, весны моей златые дни? : Où donc, où donc avez-vous fui, Heures dorées de ma jeunesse ?) adressé, papier en main, à Olga et à la vie qu'il abandonne.
Eugène Onéguine par Willy Decker (© Guergana Damianova / OnP)
Mon erreur fut si grande. J'en suis tellement puni.
Le troisième "air de la lettre" de la soirée est celui d'Onéguine, réalisant toute l'étendue de son erreur avec toute l'étendue vocale de son interprète (recueillant les bravi). D'une voix longue, sonore et chuintante, Peter Mattei chante du bout de son visage : le placement est presque nasal et l'articulation sur la pointe des lèvres. La noblesse de son port ne saurait mieux illustrer la cruauté froide d'Onéguine faisant la leçon à l'amour de Tatiana.
Pavel Černoch et Peter Mattei - Eugène Onéguine par Willy Decker (© Guergana Damianova / OnP)
Le bonheur est passé si près de nous
L'ultime scène, en duo avec Netrebko, l'adieu déchirant d'une performance vocale époustouflante, emporte le triomphe du public.
Eugène Onéguine par Willy Decker (© Guergana Damianova / OnP)
Le reste de la production soutient de beaux moments. Jeune pour le rôle du Prince Grémine, Alexander Tsymbalyuk déploie sa maturité vocale, enflant d'intensité et de vibrato avec la ligne vocale qu'il construit, philosophe (bien que le chant se perde dans les mouvements rapides et n'atteigne pas les graves de basse russe profonde). Raúl Giménez interprète un Monsieur Triquet bouffon. Il prononce aussi bien le français de ce personnage que son russe et il chante comme il danse, avec une grâce pataude. Complétant la galerie, Vadim Artamonov est un Zaretski cérémoniel et bien placé, tandis qu'Olivier Ayault campe un lieutenant appliqué.
Anna Netrebko et Alexander Tsymbalyuk - Eugène Onéguine par Willy Decker
Et le bonheur était si proche, Si possible
Les solistes de l'Orchestre de l’Opéra national de Paris sont à l'honneur, notamment la douceur absolue du hautbois et la tendre assurance de la flûte. Les passions de Tatiana grondent en montant des contrebasses, cors et violoncelles. Pourtant, le chef Edward Gardner peine à unir les pupitres, les tempi et les plans sonores, pêchant sans doute par un investissement excessif. Le Chœur de l’Opéra national de Paris parvient toujours aussi bien à rendre les couleurs slaves (comme pour La fille de neige, chroniquée sur nos pages il y a un mois, jour pour jour), mais il souffre d'imprécisions rythmiques également notées tout au long de la saison.