Le public de l’Opéra de Nice ne blackboule pas Rigoletto
Rigoletto est un opéra en trois actes de Giuseppe Verdi (1813-1901), sur un livret de Francesco Maria Piave d’après le drame romantique Le roi s’amuse de Victor Hugo, et créé à Venise le 11 mars 1851. Il a pour fondement souterrain la force d’un destin qui s’impose sous la forme d’une malédiction originelle. Elle emporte de manière inéluctable les personnages, quelle que soit leur classe sociale (noble ou bouffon), hantés et aveuglés par leurs obsessions. Le décloisonnement formel propre à la grande période romantique du compositeur porte et sublime un propos violent et paroxystique.
Jesùs Leon et Héloise Mas - Rigoletto par Ezio Toffolutti (© Dominique Jaussein/Opéra de Nice)
La densité dramatique de l’œuvre, d’inspiration hugolienne et plus avant shakespearienne, est restituée par le travail scénique, multidimensionnel et serré, d’Ezio Toffolutti. Deuxième homme orchestre de la soirée, il signe à la fois la mise en scène, la scénographie, les lumières et les costumes. Cet artiste, sensible à la complexité des univers urbains de villes comme Venise ou encore Berlin, n’impose pas une conception unidimensionnelle à l’œuvre. Il restitue au contraire la profonde continuité d’un éternel romantisme noir qui fait du bouffon un ange du bizarre. Le cri de Munch résonne à nos oreilles comme le rire du bouffon.
Celui qui médite vit dans l'obscurité ; celui qui ne médite pas vit dans l'aveuglement. Nous n'avons que le choix du noir.” Victor Hugo
L’usage intelligent de quelques accessoires symbolise l’encastrement des chaînes qui enferment les protagonistes, entre dessin, dessein et destin. Le noir rideau de scène a sans doute été tagué par l’immense crayon érigé vers le ciel du troisième acte. Il porte divers graphismes, déliés ou brisés, du nom du bouffon, traces funestes que ce dernier ne parvient pas à effacer. Sa teinte d’ombre indélébile absorbe les couleurs de fresques à la Tiepolo, devenues uniformément grisâtres, c’est-à-dire chaotiques. Deux boules en carton-pâte, à taille humaine, semblent se jouer des êtres qu’elles relient entre eux et font trébucher. Elles sont comme l’amplification de la bosse de Rigoletto. Blanche, la première sort du jeu, pour revenir noire, au moment de la malédiction, comme en résonance avec cette pensée d’Hugo : « Nous n’avons que le choix du noir ». Dans ce monde glauque de mélodrame, elles cristallisent les peurs hygiénistes du 19ème siècle concernant le crime, l’alcool, la promiscuité et la superstition.
Rigoletto par Ezio Toffolutti (© Dominique Jaussein/Opéra de Nice)
Ce coffrage inquiétant réunit un plateau vocal irréprochable. Le Duc de Mantoue, ce libertin anecdotique, est habité par le ténor d’origine mexicaine Jesùs Leon. Son jeu de scène, débraillé mais sans histrionisme (demande d'attention excessive), peut toutefois manquer de légèreté, toujours au bénéfice d’une présence fauve et envoûtante. La voix est facile, nourrie et lumineuse, passant avec souplesse de l’aigu impérial au mezza-voce enjôleur.
Le Rigoletto que construit le baryton Federico Longhi est bien cet « homme qui rit » sur la scène sociale, Bibendum aux airs d’oncle Fétide de la famille Adams. Son jeu scénique et vocal lui restitue toute l’ambiguïté identitaire de rabatteur et de protecteur. L’émission est cinglante ou haletante, le timbre se fait âpre ou moelleux, avec une précision et une délicatesse dans les mezza-voce que dément sa complexion corporelle. Il structure, comme s’il était hanté par les obsessions du personnage, sa présence continue dans l’opéra comme l’intérieur de ses airs.
Mihaela Marcu et Federico Longhi - Rigoletto par Ezio Toffolutti (Dominique Jaussein/Opéra de Nice)
Seule source lumineuse de cet univers sans fenêtres, Gilda, au sommet du triangle vocal, apparaît sous la forme de la soprano Mihaela Marcu. Elle est, au départ, cette petite fille qui joue à la poupée, ou peut mettre, en garçon manqué, le béret du Duc déguisé en étudiant. Elle devient, ensuite, cette jeune femme décidée à prendre en main son destin, à savoir et à agir jusqu’au sacrifice. Elle assure prouesses belcantistes et nécessités expressives d’une voix aux aigus éclatants, au médium pénétrant et qui sait palpiter et s’enrouler autour des lignes vocales des deux hommes aimés. Elle meurt, dans l’apesanteur d’une troisième qualité verdienne de mezza-voce.
L’œuvre, peuplée par les êtres marginaux d’une cour des malédictions plus que des miracles, offre toute une palette de seconds rôles, comme ceux du frère et de la sœur, par lesquels le crime s’accomplit. Le spadassin Sparafucile est campé par la basse Philippe Kahn, dont les graves, jamais forcés, ont bien cette couleur inquiétante d’abyme. Maddalena règne sur une auberge en forme de dalle sépulcrale penchée, quai amarrée au fleuve de la mort. Elle apparaît et disparaît par des trappes, en quintessence de féminité gainée d’écarlate. La contralto Héloïse Mas lui offre une voix chaude qui sait prendre sa place dans les ensembles. Ils marquent, de manière saisissante dans cette œuvre, la force des relations d’inféodation et de filiation entre les personnages.
Mihaela Marcu et Federico Longhi - Rigoletto par Ezio Toffolutti (Dominique Jaussein/Opéra de Nice)
Le baryton Thomas Dear est un Monterone à la voix à la fois glaçante et tendre. Il apparaît du fond de la salle tel un commandeur qui lance sa malédiction depuis le quatrième mur, celui du public. Il accomplit en boitant la marche du destin, entre crime et châtiment.
Les autres protagonistes viennent décliner avec naturel les couleurs de ce drame intime et social, nobles, courtisans comme domestiques. Le Comte de Ceprano est la basse Mickaël Guedj, sa femme, en mariée meringuée, est la mezzo-soprano Sue-Jung Im. Les deux courtisans sont respectivement le baryton Guy Bonfiglio en Marullo et le ténor Frédéric Diquero en Borsa. La mezzo-soprano Karine Ohanyan prête sa voix au timbre doucement aigrelet à la servante Giovanna. Dario Luschi chante l’huissier et Éva Fiechter le page.
Le Chœur de l’Opéra de Nice, préparé par Giulio Magnanini, uniquement masculin et personnage à part entière dans cette œuvre, en a la tranquille jovialité comme l’orageuse inquiétude. Le texte est clairement prononcé, l’ensemble affiche une constante énergie, que le chef, Roland Böer, très à l’écoute des respirations scéniques, doit parfois retenir. Il anime l’Orchestre Philharmonique de Nice, assumant des choix de tempi retenus ou énergiques, en fonction des nécessités du flux dramatique et musical. La fosse oppose ses différents pupitres et laisse sourdre les soli déchirants, comme ceux du violoncelle ou du hautbois. Le public niçois applaudit longuement, et ovationne Federico Longhi, comme s’il cherchait à effacer la malédiction de Monterone et à extraire Rigoletto de son noir destin.
Réservez vos places pour Rigoletto : ici à Paris et là à Orange.
En outre, retrouvez prochainement une série d'Airs du Jour dédiés aux opéras sur les textes de Victor Hugo.