Un audacieux Peer Gynt à Limoges
Bonne pioche ! Peer Gynt, musique de scène d’Edvard Grieg sur une pièce d’Henrik Ibsen, est rarement donné, difficile à mettre en scène sans tomber dans un littéralisme à contre-sens de l’esprit du livret ou au contraire dans une abstraction noyant le fil conducteur de la philosophie de l’œuvre. Le concept des metteurs en scène Jean-Philippe Clarac et Olivier Deloeuil est à la fois intelligent, efficace et soigné, se renouvelant au fil des deux heures de spectacle afin d’éviter toute redondance. La scénographie est composée d’une myriade de chemins en bois, entrelacés, entre lesquels est réparti l’orchestre, placé sur le plateau. Cinq tables sont disposées à la croisée de ces chemins, chacune étant équipée d’un dispositif de captation vidéo, dont le résultat est monté et projeté en direct sur un écran de fond de scène ayant la forme d’une maison. Les comédiens et les chanteurs, tour à tour narrateurs et acteurs, filment ainsi les travaux accomplis sur ces tables : dessin, découpage, jeux de construction, de dominos ou de poupées, plongeant le public dans l’univers enfantin de l’imaginaire de Peer Gynt.
© Thierry Laporte
Nombreux sont sans doute les spectateurs ayant découvert au cours de cette soirée qu’ils connaissaient parfaitement Peer Gynt, dont les thèmes musicaux sont abondamment repris dans les publicités, films ou dessins animés. Lorsque les premières notes du thème de l’Antre du roi de la montagne se font entendre, un bruissement parcourt les travées, les spectateurs s’étonnant de trouver dans une œuvre si méconnue une musique ayant tant imprégné l’imaginaire collectif.
Thème de l'Antre du roi de la montagne, extrait de Peer Gynt :
Derrière cette musique populaire faisant appel au folklore norvégien, se dissimule une trame rocambolesque, fantasmagorique et philosophique, explorant le thème du temps perdu à poursuivre de vaines chimères et dont il ne reste finalement que des regrets. Car s’il fallait paraphraser la morale du Coq d’or de Rimski-Korsakov, l’on pourrait conclure que, de cette extravagante histoire, seules la mère de Peer (dont la mort est rendue de manière tout à fait émouvante) et Solveig sont réels. Deux êtres auxquels le héros ne prête guère d’attention, trop occupé par ses rêves d’empires, de trolls et de femmes.
© Eric Bloch
Si la majeure partie de la pièce est jouée par d’excellents comédiens sonorisés (Thomas Gornet dans le rôle-titre, ainsi que Marie Blondel et Amélie Esbelin dans les nombreux rôles secondaires), quelques passages sont chantés par huit solistes et le Chœur de l’Opéra de Limoges. Norma Nahoun chante ainsi le rôle de Solveig d’une voix pure et ciselée. Si la puissance manque depuis le fond de la scène, elle exprime merveilleusement la fragilité du personnage. Ses vocalises sont virevoltantes et légères, comme la flamme de son espoir qui ne s’éteint jamais. Marie Kalinine est une Anitra sensuelle, à la voix chaude et charnue, fortement vibrée, et dévoilant un beau grain dans les graves. Concentrée sur un jeu scénique convaincant, elle en perd cependant la rigueur rythmique et se décale par rapport à l’orchestre. Philippe Estèphe, roi des trolls ébouriffant dans le jeu théâtral, se vêt du pull de Peer pour interpréter la déclaration d’amour de ce dernier à Anitra. Sa voix lumineuse est douce et légère, en un mot : séduisante. Pas assez cependant pour se faire aimer d’Anitra, qui quittera le héros après l’avoir dépouillé. Leïla Benhamza, Johanna Giraud et Agnès Cabrol de Butler sont les trois filles des pâturages, aux voix bien ancrées et complémentaires, tandis qu’Édouard Portal et Fabien Leriche sont le Voleur et le Receleur : le premier expose ses graves vibrants face au second, doté d’une voix ample au timbre rayonnant.
© Eric Bloch
L’Orchestre de l’Opéra de Limoges, vêtu de noir à l’exception de la manche droite qui est flanquée d’un drapeau danois, est dirigé par Nicolas Chalvin d’un geste élégant, battant clairement les temps. Il rend avec poésie le folklore de Grieg, offrant une musique voluptueuse. Le chef maîtrise l’art délicat du crescendo et de l’accelerando, attisant d’abord la frustration de l’auditeur, retenant et le son et le tempo, pour lui offrir finalement la libération lorsqu’enfin le thème est joué à pleine puissance dans un rythme entraînant. Durant la scène du Grand Courbe, le bourdonnement ininterrompu des cordes suspend le temps et exalte l’angoisse du héros. Lorsque Solveig le rejoint, la douceur du personnage transparaît dans la musique, dont la force s’impose progressivement, toujours avec délicatesse. À l’inverse, un large souffle émane de l’orchestre dans l’introduction de la seconde partie, dévoilant les grands espaces parcourus par Peer Gynt. Plus tard, durant la danse d'Anitra, les délicats pizzicati sont surplombés de la chaude mélancolie du violoncelle. Le chœur, placé le plus souvent en fond de scène, manque de puissance et les voix, mal synchronisées rythmiquement, se perdent dans un chant confus. Malgré tout, la production laisse le public émerveillé. Le public montpelliérain peut déjà se préparer à l’accueillir la saison prochaine !