Semiramide à Nancy : les abîmes du pouvoir de la musique
L’intrigue de Semiramide de Rossini, actuellement présenté à l’Opéra national de Lorraine, suit le jeune Arsace qui vient à Babylone dans l’espoir d’épouser Azema et de succéder au défunt Roi Nino. Mais la Reine Semiramide lui offre à la fois le trône et sa propre main, provoquant la jalousie du Prince Assur. Peu après, le Grand-Prêtre Oroe lui révèle que Semiramide n’est autre que sa mère et qu’elle a participé à l’assassinat du Roi Nino, mené par Assur.
Si ce Semiramide de Nancy attire tant la curiosité, c’est d’abord parce que l’œuvre, pourtant considérée comme l’un des opéras sérieux les plus aboutis du compositeur, est rarement donnée. Cela tient ensuite au fait que le rôle d’Arsace est distribué au contre-ténor Franco Fagioli et non à une contralto travestie comme le prévoyait Rossini (et comme ce sera le cas à Saint-Étienne, où le rôle sera interprété par Aude Extremo). Il s’agit ainsi d’une prise de rôle attendue pour le chanteur dont la carrière a explosé après un Artaserse de Vinci in loco voici quelques années. Le résultat relève de la pure performance sportive, à laquelle aucun autre contre-ténor actuel ne semble en mesure de se confronter : l’ambitus réclamé est sidérant et la partition est d’une grande virtuosité, requérant des vocalises étoffées, qu’un instrument de contre-ténor libère plus difficilement encore que celui d’une contralto. Fagioli relève ce défi, détachant chaque note dans un legato assurant la fluidité de l’ensemble, depuis des aigus charnus jusqu’à des graves brillants. Il y ajoute le plaisir de la déclamation qui enjolive le texte durant les larges récitatifs, de la nuance dans son interprétation et un intense vibrato. Mais l’appareil d’un contre-ténor, surtout chargé de tant de difficultés, ne peut rivaliser en puissance avec celui des autres chanteurs, ce qui tend à déstructurer les ensembles.
Franco Fagioli et Salome Jicia dans Semiramide (© Opéra national de Lorraine)
La jeune Nicola Raab met en scène ce drame complexe en multipliant les angles de réflexion, rendant l’ensemble confus et malaisé à décrypter. Le cœur de son concept reste cependant la mise en abyme du théâtre politique qui se joue. Les chanteurs se figent dans des postures dramatiques presque japonisantes. Un théâtre de tréteaux occupe le plateau à cour, tandis que les coulisses se positionnent à jardin. Les scènes d’intrigue et de complot se situent ainsi dans les coulisses, où le peuple du chœur se vêt de costumes et de perruques du 18ème (imaginés par Julia Müer et qui semblent serrer les chanteurs au col), siècle des lumières auquel la musique de Rossini fait une constante référence dans une sorte de nostalgie (que Franco Fagioli décrivait dans son interview à Ôlyrix). Sur la scène se joue le théâtre des émotions, tournées vers le public, et celui de la représentation du mensonge et de la manipulation, tourné vers le fond de scène. Dans ce dernier cas, l’arrière du décor est présenté au public. Un grand miroir descend des cintres, les protagonistes y contemplent leur reflet, voyant parfois celui d’un fantôme ou la révélation de leur inconscient. Lorsqu’Assur perd la raison, il traverse ce miroir : c’est alors que les masques tombent et que la nature profonde des acteurs en présence se révèle.
Salome Jicia et Franco Fagioli dans Semiramide (© Opéra national de Lorraine)
La soprano géorgienne spécialiste du répertoire rossinien Salome Jicia interprète brillamment le rôle-titre, d’une voix puissante et vibrante. Son jeu, d’abord autoritaire, fait passer le personnage par nombre d’états psychologiques au fur et à mesure que son passé se dévoile. Sa voix aiguisée et d’une grande pureté libère de tranchantes vocalises, gorgées d’émotion, puissantes dans les aigus mais toutefois moins audibles dans les graves. Un souffle un peu court la met en difficulté sur certaines fins de phrases et génère des problèmes de justesse dans les vocalises. Les nuances soignées apportent à son interprétation ce petit plus qui lui vaut de vifs applaudissements à l’issue de la représentation.
Fabrizio Beggi, Nahuel di Pierro et Matthew Grills dans Semiramide (© Opéra national de Lorraine)
Deux basses chantent les rôles d’Assur et d’Oroe. La première, Nahuel di Pierro (bientôt à Aix-en-Provence dans Don Giovanni), démarre timidement, avec des vocalises hachées et des aigus placés dans le masque, laissant paraître un léger grésillement. Mais déjà, les graves sont splendides. Après l’entracte, lorsque la trahison de son personnage est révélée, il semble porté par son talent théâtral, décrivant son meurtre d’un air détaché, dodelinant de la tête, avant de sombrer dans une scène de folie absolument magistrale, poussant des rires diaboliques, débordant d’énergie et sollicitant sans mesure ses graves lumineux. La seconde, Fabrizio Beggi, impressionne dans le rôle d’Oroe (auquel lui est adjoint celui du fantôme de Nino). Le volume et l’amplitude de la voix sont abyssaux, sans pour autant déséquilibrer les ensembles auxquels il apporte au contraire une base bienvenue. Cette puissance ne serait rien si elle n’était au service d’un timbre rayonnant et chaleureux dans des graves profonds. Moins à l’aise dans l’aigu, il ne peut éviter quelques déraillements vocaux qui y altèrent son phrasé.
Semiramide par Nicola Raab (© Opéra national de Lorraine)
Le ténor Matthew Grills incarne Idreno d’une voix souple et solaire. D’ailleurs habillé en Roi Soleil, collants bleu et souliers dorés, il chante à la fin de l’acte I sa terreur dans un souffle, tout en nuances, affichant la maîtrise de son instrument. Azema est chantée par Inna Jeskova avec conviction tandis que Ju In Yoon est un Mitrane à la voix puissante et claire. Le Chœur de l'Opéra national de Lorraine et celui de l'Opéra-Théâtre de Metz Métropole, puissants, souffrent de quelques décalages, notamment dans leur configuration masculine finale. Le chef, Domingo Hindoyan, insuffle à l’orchestre la vitalité baroque de la partition, apportant une grande sensibilité dans les passages langoureux, ce qui n’empêche pas à l’Orchestre symphonique et lyrique de Nancy d’afficher sa virtuosité dans les passages plus démonstratifs. La direction manque toutefois de relief, les nuances se maintenant dans un étroit tunnel sonore. Peu importe : le pari est tenu et le public est enthousiaste devant une telle prouesse musicale.