Delirio : délire et bel canto, un éloge de la folie par Jessica Pratt
Il suffit d’employer les mots « scène de folie » pour immédiatement convoquer une scène de genre à part entière, et notamment une célèbre héroïne et œuvre de Gaetano Donizetti : Lucia di Lammermoor.
La photographie en couverture du nouveau disque de Jessica Pratt, montrant le visage de la chanteuse en très gros plan, avec un maquillage pâle, les cheveux détachés et une tache de sang sur la joue, se réfère explicitement à cette thématique, voire à cette œuvre en particulier. Mais Lucia n’est pas la seule protagoniste d’opéra frappée de démence – loin de là ! Un tour d’horizon ne tiendrait pas en un seul album. À travers cinq tableaux, Delirio offre donc à entendre une sélection non exhaustive mais très représentative de ces scènes d’aliénation senti-mentale.
Au côté de Lucia déjà citée, l'auditeur retrouve également Amina dite « La sonnambula », Elvira d'I puritani, toutes deux nées sous la plume de Vincenzo Bellini. Les deux autres héroïnes de Donizetti sont moins connues. Linda di Chamounix a connu quelquefois les honneurs de la scène et de l’enregistrement, mais rarement sa cavatine élégiaque « Nel silenzio della sera », première partie de l’air de folie, supprimée par le compositeur lors de la seconde création de son opéra à Paris : ici, le morceau est livré en entier.
Emilia di Liverpool constitue en revanche une véritable rareté, écrite par le compositeur bergamasque à 27 ans. Le style en est encore très influencé par Rossini, cependant l’introduction orchestrale de l’aria fait entendre un trémolo de cordes qui n’est pas sans rappeler certaines pages d’Anna Bolena.
Chaque pièce apporte son lot de défis vocaux, alternant les longs phrasés mélancoliques, les vocalises endiablées ou les intervalles vertigineux du grave à l’aigu. Les talents expressifs de l'interprète sont aussi mis à l’épreuve pour incarner les sentiments complexes et mouvants du personnage. Déployant son timbre riche au médium brillant, Jessica Pratt s’en acquitte avec adresse et sensibilité. Sa capacité à circuler en toute aisance d’un registre à l’autre de la voix et à varier les nuances est précieuse pour ce répertoire. Elle semble par ailleurs maîtriser les intonations de l’italien, ce qui confère encore davantage d’expressivité à son interprétation. Elle chante l’air de Lucia dans sa tonalité originale en fa majeur, ce qui l’amène à culminer au contre-fa sur l’aigu final.
Enregistré dans la salle du Teatro del Maggio Musicale de Florence, la captation de son semble avoir été réalisée au plus près de l’orchestre. Il en ressort une grande homogénéité. Les timbres des instruments se mêlent dans un ensemble harmonieux très cohérent, entre le jeu théâtral des cordes, le phrasé expressif des vents et le velouté des cuivres. Sur quelques morceaux, toutefois, les contrastes de la spatialisation semblent quelque peu estompés, ce qui rend moins sensibles les nuances. L’exemple le plus frappant se trouve sur le début de « O rendetemi la speme » (Bellini, I puritani). La soliste doit normalement commencer son air en coulisses. D’une manière ou d’une autre, l’effet de spatialité n’est pas restitué ici. Mais sans doute s’agit-il d’un choix d’interprétation, privilégiant les conditions de récital.
Sous la baguette du chef Riccardo Frizza, un soin particulier a été porté aux « pertichini », c’est-à-dire aux interventions du chœur ou d’autres personnages qui tentent d’interagir avec la démente et constatent son état. Ils constituent un élément dramaturgique essentiel qu’il eût été dommage de supprimer. Les solistes ne déméritent pas, endossant tour à tour trois ou quatre rôles avec une présence affirmée et une musicalité rigoureuse. Adriano Gramigni montre une voix puissante au timbre de cuivre, qui s’harmonise bien avec la ligne profonde et vibrante de Jungmin Kim sur la scène d’Elvira des Puritains. Si l’émission d’Ana Victória Pitts (mezzo-soprano) sonne un peu nasale, elle n'en garde pas moins une rondeur ainsi qu’une solide assise dans les graves. Le ténor Dave Monaco chante uniquement la partie d’Elvino dans La sonnambula, qu’il entonne avec une suavité sertie d’un grain lumineux. Les choristes, préparés par le maestro del coro Lorenzo Fratini sont eux aussi bien en place, conférant à l’ensemble une solennité et une magnifique profondeur.
Enfin, l’armonica de verre de Sascha Reckert, dont le touché délicat et virtuose révèle des couleurs rarement entendues dans Lucia, constitue une autre couleur remarquée de cet enregistrement.
Par son authenticité, le disque a de quoi ravir les amateurs de bel canto. Le livret, rédigé par Fabrizio della Sera, fournit de précieuses informations sur l’intrigue des opéras et le contexte de leur création, pour qui comprend l’anglais ou l’italien, car il n’a pas été édité en français.