Otello de bleu et d'ivoire par Bob Wilson capté à l'Opéra National de Grèce
Le rideau se lève puis se baisse sur un éléphant mourant (en vidéo et en "présentiel") au pied d'un néon typique de Bob Wilson et dans le bruit du vent (avant la tempête qui ouvre la partition de Verdi ici un temps accompagnée par le bruit de la fumée). Ce mystérieux pachyderme ne reviendra plus, ne sera plus évoqué (encore moins éclairci) par la mise en scène qui suggère peut-être ainsi que le fameux "Lion" est devenu un éléphant sans défenses allant vers son cimetière...
Bien loin de ce mystère, tout le reste de cette mise en scène ici encore co-signée avec Nicola Panzer se déroule dans l'univers coutumier de Bob Wilson, avec cette esthétique japanisante reconnaissable à ses mouvements cérémoniels mais aussi aux costumes (de Jacques Reynaud et Davide Boni), rappelant les cuirasses sombres du temps des Samouraï.
L'univers esthétique toujours aussi léché des aplats et néons dialogue ici entre blanc et bleu (parfois grisé, parfois rougi), changeant soudain d'équilibre et d'intensité sur certains accents et moments dramatiques de la musique. Des arcades brisées (métaphore du palais et du pouvoir d'Otello) défilent et éclatent ensuite en symboles sur le mur du fond, flottant telles de géométriques fleurs de Matisse entre autres formes symboliques : sphère flottante, morceau d'escalier descendant du ciel, fenêtres. Mais si les chœurs s'installent en ligne sur le plateau et enchaînent des mouvements tranchés (hélas désynchronisés, à l'image de leurs voix en retard), le plateau est essentiellement épuré, vidé, plongé même dans l'intensité du noir lors des monologues et dialogues pour n'éclairer plus que le visage. La production se focalise ainsi sur les interactions individuelles des protagonistes jusqu'à prendre les grands déploiements de la partition à contre-pied : les personnages restent toujours fixes et distants (ce qui rend d'autant plus symboliques et puissants une main tendue ou un poing brandi en signe d'amour ou de vengeance).
Aleksandrs Antonenko inquiète en Otello dès son entrée (certes vocalement exigeante). L'aigu restera d'ailleurs tendu, quoique le vibrato très vaste saura s'intensifier. Le visage et l'incarnation corporelle très blanchis et raidis sont à l'image du chant et du phrasé haché. La projection s'affirme au final grâce à un placement plus pincé et claironnant. Le ténor perd relativement peu en endurance, mais ne gagne pas en souplesse ni en aisance (d'autant qu'il fait tout pour ne pas raccourcir les tenues qui imposent un effort très audible). La voix en montant menace de décrocher, et décroche parfois, sans qu'il s'agisse d'un effet incitant à l'émotion, que le ténor obtient en clarifiant son timbre.
Otello et Desdemona sont, sur ce plan de l'émotion et de la technique, en harmonie vocale, Cellia Costea dévoilant dès sa première ascension mélodique un vibrato très élargi qui en blanchit le cœur et mène vers des cimes serrées, mais aussi une capacité à les clarifier (et même pour elle à les adoucir). La chanteuse s'appuie finalement au mieux sur sa grande conscience des longues lignes, d'autant plus dans cette mise en scène cérémonielle, qui illustre tout naturellement, dans un linceul de néon, la prière et mort sacrificielle. D'autant que Violetta Lousta lui offre en Emilia une présence droite et réconfortante, physiquement comme vocalement.
Tassis Christoyannis s'appuie en Iago sur son métier de mélodiste, pour filer sa prosodie avec naturel. Il se fait ainsi d'autant mieux conteur traditionnel dans cette mise en scène, tout en tirant les ficelles (mais pas son aigu qu'il sait alléger, tandis que son médium soutenu ou volontairement tremblant traduit sa jalousie). Avec ses cheveux en cornes maléfiques et son grimage prononcé -tel un masque asiatique de démon- il enchaîne ses gestes physiques et vocaux avec le naturel chantant de la commedia dell'arte.
Son second, Rodrigo (Yannis Kalyvas) le soutient en relai avec l'orchestre, maîtrisant les différentes sections de l'ambitus. Dimitris Paksoglou est un Cassio qui ne manque pas de souffle mais le soutien vocal mobilisé pour parcourir la tessiture entraîne une tension constante, d'autant que les lignes semblent toujours comme attaquées par au-dessus et trop aiguës. Il redeviendra tendre dans le médium et la déchéance du personnage. En Montano, Marinos Tarnanas a la voix étouffée, et pour cause : il chante derrière un masque, mais il parvient nonobstant à détacher syllabes et notes lorsqu'il est porte-parole sur des interventions moins courtes.
Petros Magoulas est un Lodovico strict de voix et de caractère avec une intensité qui s'étire et se distend quelque peu. Pavlos Sampsakis surgit de l'obscurité du fond de scène pour avancer dans la lumière mais conserver un timbre sombre en héraut.
Si la mise en scène offre une vision épurée du drame, l'Orchestre maison dirigé par Stathis Soulis traduit, à l'inverse littéralement, les puissances de la partition, dès le tempétueux départ puis tout au fil de ses caractères et richesses de timbre. La fosse captée de près mais avec épaisseur, alterne avec maîtrise des accents marqués et des glissandi liquides. La précision de chaque pupitre est audible jusqu'à la subtilité des pizzicati ou dans l'agilité des précisions déliées (sans rien négliger du lyrisme des solistes).
La fin du drame plonge dans une immobilité naturelle et se concentre sur le repos éternel de Desdemona, qui dans sa longue traîne ressemble à Mélisande, comme toutes les héroïnes de Bob Wilson et de l'histoire de l'opéra semblent apparentées.