Andrea Chénier à Vienne : double voyage dans le temps avec Jonas Kaufmann et Maria Agresta
À l’Opéra d'État de Vienne, Andrea Chénier par Otto Schenk est un double voyage dans le temps : une capsule témoin qui resurgit après 41 ans (la production a été inaugurée en 1981), et un tableau vivant imaginaire de la France pendant les heures sombres de la Révolution. Les décors de Rolf Glittenberg et les costumes de Milena Canonero, visant une représentation fidèle au livret, transportent au temps du drame, et donnent dans un même un aperçu d’anciennes tendances de la mise en scène. Le premier acte a lieu dans le salon orné de la Comtesse de Coigny, le deuxième se passe dans la cour intérieure d’un groupe de bâtiments formant trois façades avec fenêtres (simplicité existant à Paris, mais d'un style plutôt courant à Vienne). Toutes les interactions se déroulent dans ces lieux reconnaissables, et même au milieu de la scène à la terrasse d’un café. Finalement, la scène se réduit et se couvre d'un tissu noir, symbolisant la tristesse et l’isolement des amants avant l'échafaud. Se focalisant sur l'essence du drame, le chemin vers la guillotine est représenté de manière très romantique et symbolique (en partie grâce à l’éclairage), comme une sorte de mort d’amour, sans doute pour atténuer l’aspect sinistre.
Après une vive inquiétude suite à une annulation, le public est soulagé que Jonas Kaufmann soit bien là pour incarner Andrea Chénier. Le timbre caractéristique et riche en textures garantit, avec une expressivité vocale et dramatique entière, une incarnation convaincue du poète condamné. Des moments parfois efforcés sont compensés par une bonne exploitation dramatique de l’aspect héroïque du timbre qui garantit un équilibre délicat entre la sensibilité et la sentimentalité. Les élans dramatiques clés du personnage se manifestent avec aisance et intelligence.
Maria Agresta (Maddalena di Coigny) est une partenaire vocale et dramatique, gentille sans être trop mielleuse, rêveuse mais combattante, avec finesse dans le jeu. Le timbre combine la densité et la légèreté lyrique, montrant son éclat dans tous les registres assurés avec grâce et aisance. Dans une logique de continuité vocale, ses arias ne sont pas trop soulignées, mais cousues comme des parties intégrantes du développement du personnage. Le dernier duo avant l’exécution déploie une apothéose lyrique et dramatique que la scène dénudée ne fait qu’intensifier.
George Petean est étonnamment sympathique dans la figure antagoniste de Carlo Gérard. La voix et les manières d'abord raidies se déploient assez rapidement, par son timbre sombre et corsé, en élans lyriques imposants et libres. La transformation du personnage peut surprendre, mais l’humanité qui se manifeste dans l’expressivité vocale dirige la focalisation sur sa prise de conscience et l’empathie qu’il ressent vis-à-vis de Maddalena.
Isabel Signoret (Bersi) charme par son timbre transparent d’un profil très clair, presque angélique par moments, ce qui forme une ironie avec le pragmatisme de cette servante devenue précieuse. Stephanie Houtzeel (Comtesse de Coigny) est fière et convaincue dans l’incarnation comme dans le chant. Ce dernier souligne particulièrement bien l’épaisseur et la chaleur du timbre dans les écarts vocaux. Michael Arivony (Roucher, ami d’Andrea) saisit les nuances émotionnelles et son timbre, moyennement sombre, complémente bien celui de Kaufmann. Monika Bohinec (Madelon) impressionne particulièrement par le timbre sombre et velouté qui se déploie en caresse ou en menace, en fonction des exigences. Wolfgang Bankl (Mathieu) a une forte présence scénique renforcée par la gravité du timbre et une puissance remarquée. Carlos Osuna (Incroyable) est dynamique, badin et intrigant, sautillant et libre dans le chant.
Marcus Pelz tient le double rôle du Maître de la maison et de Dumas par une vivacité harmonieuse avec le chœur. Andrea Giovannini (L’Abbé) a un timbre agréable, tout à fait adapté pour évoquer le genre pastoral. Trois chanteurs de l’Opernstudio sont également présents parmi les rôles secondaires. Stephano Park, incarnant le personnage historique Fouquier-Tinville, démontre une solidité vocale remarquée. Jack Lee (Fléville) a un beau timbre régulier et un bon potentiel lyrique, mais plus de puissance serait apprécié. Jusung Gabriel Park (le geôlier Schmidt), conscient de la fonction de son rôle et de l’expressivité vocale adéquate pour la saisir, donne une contribution sympathique aux moments conclusifs. Enfin, le chœur sous la direction de Thomas Lang privilégie l'équilibre de l’énergie et de la régularité de bout en bout.
La direction musicale de Francesco Lanzillotta est ferme, décisive et élégante. Le lyrisme est souligné dans la synergie entre cordes et cuivres, ancrés sur la sombre prémonition qui bouillonne dans le grave. L’accompagnement musical a tendance à trop s’imposer au début, mais cet état de fait s'améliore au fur et à mesure jusqu’à atteindre un équilibre harmonieux entre la musique et la voix.
Le public, en belle partie composé d’abonnés fidèles de la maison, se lève pour applaudir le spectacle et ses vedettes.