Lise Davidsen couronnée Ariane à Naxos en direct du Met
Cette mise en scène fêtera l'année prochaine ses 30 ans, une longévité qui s'explique par la clarté de son esthétique, au service du propos de cet opéra et de toute la collaboration entre Strauss et Hofmannsthal. La scénographie représente un théâtre de tréteaux (la mise en abyme du théâtre dans le théâtre qui est le sujet même de cet opus, sur la fabrique d'un opéra buffa/seria). Ce théâtre à deux étages représente le dessus et le dessous des planches (le tout sur le plateau du Met donc). Cette mise en scène (avec les décors et costumes de Michael Yeargan) représente ainsi non seulement la mise en abyme mais l'opposition et la hiérarchie entre les formes artistiques (l'autre sujet-même de cet opéra) : les figurants et solistes tragédiens d'un côté s'opposent aux comédiens en tenues de Pierrot et d'Arlequin de l'autre côté, l'enjeu étant de savoir qui, du tragique ou du comique, pourra monter sur le haut de cette scène.
La réalisation cinématographique de la retransmission permet une fois encore d'apprécier non seulement le détail des mouvements scéniques et des incarnations théâtrales sur le plateau, mais aussi de voir la direction du chef au plus près dans les passages symphoniques. Le grand écran révèle ainsi toute la confiance et précision du maestro polonais Marek Janowski (qui fait son retour au Met après la Salome de 1989, sachant qu'il avait débuté in loco déjà pour Strauss avec Arabella en 1984 et qu'il n'a dirigé qu'une seule autre production, mozartienne). L'Orchestre déploie ainsi le lyrisme de chaque soliste et de chaque pupitre. Ces qualités chambristes se réunissent au service du déploiement global, mais les instrumentistes connus pour leur maîtrise se lancent même dans des épanchements dramatiques.
Isabel Leonard incarnant le rôle du compositeur, est d'abord un peu en retrait vocalement (même à la captation) notamment par manque de souffle. Mais, d'emblée -et de plus en plus- agile et vibrante, elle s'appuie bientôt sur l'ensemble de la tessiture, du médium grave à l'aigu vibrant, pour déployer avec énergie sa ligne vocale et les émotions de son personnage. Elle reçoit ainsi le plus chaleureux accueil aux saluts effectués dès la fin du Prologue.
Lise Davidsen impose ses aigus et fourbit le lyrisme de son médium dès le Prologue en prima donna, avant de déployer tous ses autres moyens dans le rôle-titre en seconde partie (l'opéra dans l'opéra). Son articulation se déploie à la mesure de son amplitude et ampleur vocale (étendue et volume). Son immense scène nourrit un lyrisme éploré avec une intensité lyrique superlative, d'incarnation et de timbre, maîtrisant chaque note et chaque phrase jusqu'à l'acclamation du public. Lise Davidsen est ainsi couronnée par le Met et cette production dont la couronne d'Ariane a été portée avant elle par Jessye Norman, Deborah Voigt, Christine Brewer, Violeta Urmana, Nina Stemme (et cette couronne était déjà présente pour l'entrée de cet opéra au répertoire du Met en 1962, elle était alors portée par Leonie Rysanek).
Brandon Jovanovich, énergique dans le Prologue, est mis à rude épreuve dans le rôle lui aussi très exigeant de Bacchus en seconde partie. Son ténor résonne alors avec écho et impact avant même d'entrer sur la scène de l'opéra. Cette énergie déployée depuis les coulisses soutient sa présence lorsqu'il entre en scène, tel un Commandeur devenu Capitaine du Vaisseau fantôme (devant son navire). Sa projection corsée déploie aussi la douceur de son timbre, mais le chanteur finit par fatiguer. La voix s'économise alors, drastiquement, pour se concentrer sur l'aigu mais ces sommets se tendent et certaines notes finissent par manquer (hélas au moment où le personnage doit déployer l'acmé de son caractère divin, passage certes éprouvant et d'autant plus face au volume vocal d'une interprète telle que Lise Davidsen).
Après un Prologue privilégiant le jeu tournoyant par rapport à son agilité vocale peu projetée, Brenda Rae propose à son tour son grand numéro en Zerbinetta, dont la captation amplifie la moindre note même si les écarts de matière entre les registres demeurent évidents. L'aigu de son chant est piquant, et aussi constant que son incarnation. Elle ne perd rien de son agilité et du phrasé, au contraire, et elle est également très applaudie par le public durant le spectacle.
Le Majordome est un rôle parlé, mais qui devient chantant dans la voix de Wolfgang Brendel (et pour cause, il s'agit d'un fameux baryton lyrique qui prend désormais des rôles d'opéra moindres pour se consacrer à ses fonctions de professeur de chant). Wolfgang Brendel qui dispose d'une vaste lyricographie Wagnérienne a également chanté par le passé le rôle du Maître de Musique ici confié à Johannes Martin Kränzle. Or, le chant de celui-ci ayant l'évidente prosodie d'une parole, la rencontre entre ces deux personnages sert pleinement le projet esthétique global de Strauss et Hofmannsthal questionnant les rapports entre texte et musique : Prima la musica (tandis que Wolfgang Brendel incarne à lui seul l'inclusion du buffa dans le seria par les éclats de rire contagieux perçant à travers son office domestique).
Le Maître à danser déploie l'intensité lyrique de Brenton Ryan marquant aussi bien ses aigus que les temps et accents comme il convient pour son personnage. Philip Cokorinos offre lui aussi de nets et forts accents au rôle du perruquier.
Sean Michael Plumb est un Arlequin jeune premier. Son dynamisme scénique et vocal le mène au bord de l'essoufflement, ôtant de la matière à ses lignes très justes. Ryan Speedo Green pose en Truffaldin sa voix très charpentée, au soutien grave et au timbre musclé. Patrick Carfizzi incarne un laquais au grave ample et suave, projetant son velours. Thomas Capobianco chante l'officier avec un allemand tonique et accentué (mais sans exagération aucune, afin de maintenir son phrasé). Alok Kumar est un Scaramouche un peu tremblant (mais d'amour), Miles Mykkanen un Brighella au service du support des ensembles.
Perchées sur d'immenses robes échassières représentant des paysages, la Naïade, la Dryade et l’Écho marient leurs voix nourries dans les ensembles et les affirment individuellement : Deanna Breiwick avec ses aigus cristallins, Tamara Mumford dans le médium tandis que ses graves étirent le phrasé, Maureen McKay avec une large amplitude par son vibrato (mais du souffle dans les graves).
Le Prologue se construit sur une géométrie horizontale et verticale, mais l'Opéra questionne ensuite la profondeur : des panneaux coulissants dévoilent un fond de scène d'où surgissent et vers lequel retournent les personnages. Sous le regard de Zerbinetta, Ariane et Bacchus referment le drame en se dirigeant vers le fond de scène représentant un soleil, peut-être au couchant ou peut-être au levant : une fin ou un recommencement (certainement les deux).