Boris Godounov : Crime et Châtiment en direct de Manhattan
Le Metropolitan Opera House tenait à marquer la réouverture du théâtre fermé pendant dix-huit longs mois en raison de la pandémie mondiale. La maison lyrique new yorkaise lance ainsi sa saison 2021-2022 par Fire Shut Up In My Bones (prochaine retransmission au cinéma également à retrouver sur nos colonnes) et par l’ouvrage emblématique de Moussorgski dans sa version la plus simple et la plus concise, celle de 1869, entièrement focalisée sur le personnage de Boris, depuis l’accession au trône jusqu’au basculement fatal dans la folie et la culpabilité morbide.
Pour ce faire, le Met a fait appel au metteur en scène Stephen Wadsworth, un habitué de la maison puisqu’il y a signé également les productions d’Iphigénie en Tauride, La Fiancée vendue, Cosi fan tutte et de Rodelinda (il est de surcroit le librettiste de A Quiet Place, opéra de Bernstein attendu comme un événement à l'Opéra de Paris en mars prochain). La patte et la tendance scénique du Met depuis la nomination de Peter Gelb à la tête du vaisseau amiral des scènes lyriques américaines en 2006 se retrouve ici : scénographie très respectueuse du contexte historique et du livret mais avec une touche modernisante très palpable l'écartant de productions ultra-conventionnelles du répertoire. C’est bien le cas ici avec une mise en scène extrêmement épurée, très fonctionnelle, où un simple trône symbolise le Kremlin, une simple porte celle d’un monastère, une table et deux chaises campent une auberge ou encore un immense livre illustre la simplicité monacale de la cellule de Pimène.
L’Orchestre du Met, dirigé par Sebastian Weigle, semble habité par une fougue et une nervosité délectables après des mois de sommeil forcé. Le chef, habitué des grandes fosses allemandes, y donne une lecture très précise et soignée du drame moussorgskien, avec une construction nette de chaque scène et des phrasés emphatiques, sans toutefois jamais laisser le pathos déborder exagérément, même dans les grandes scènes de folie du rôle-titre. Le rendu sonore des salles de cinéma ne rend toutefois pas totalement justice à la richesse harmonique de la fosse du Met, à la brillance de ses cordes et à la suavité de ses bois.
L'exigence des plateaux du Metropolitan Opera se confirme également dans les distributions vocales. Même les petits rôles sont impeccablement interprétés. Aleksey Bogdanov campe un Chtchelkalov un peu monocorde cependant, malgré la puissance et l’éclat de son instrument. Le Varlaam de Ryan Speedo Green est impressionnant d’homogénéité, d’ampleur, de fougue et de richesse dans les graves (pourtant abyssaux) du rôle.
David Butt Philip vient sans souci à bout du rôle de Grigori/Dmitri (il est vrai amputé de l’acte polonais qui est son heure de gloire dans la version de 1872) avec des aigus scintillants et une grande conviction théâtrale. Ain Anger en Pimène sculpte chaque mot avec finesse et profondeur, chaque phrase est construite avec une maitrise vocale absolue, la rondeur des nombreux graves du récit d’Ouglitch n’ayant rien à envier à l’éclat des aigus périlleux de la scène finale avec le Tsar. Idem pour le Chouïski de Maxim Paster, qui non seulement tient la tessiture redoutable de la confrontation avec Boris dans une aisance déconcertante mais qui donne à son personnage une roublardise et une cruauté très appréciables.
Enfin, le rôle-titre n’a visiblement plus de secret pour la basse allemande René Pape. Le Met va jusqu’à parler dans la présentation de la soirée de "rôle-signature". Il est vrai que sa grande fréquentation du rôle se ressent jusqu’au moindre murmure parfaitement assumé, et jusqu’aux grands aigus de la scène de folie finale. Le legato soyeux de l'artiste rend parfaitement justice aux phrases assassines du monologue du deuxième acte sur le pouvoir et ses amères contreparties. Seul bémol dans cette interprétation de grande qualité, la raucité de certains aigus tenus qui n’arrivent pas à trouver la rondeur et le moelleux requis.
Au final, une très séduisante retransmission, avec un plateau des plus solides, une fosse très impliquée et une joie palpable de la reprise dans un des théâtres phares du monde lyrique.