Falstaff fait la fine bouffe à l'Opéra de Lyon
Falstaff est ici un hédoniste avant tout, poursuivant les plaisirs gustatifs et sensuels de la vie mais en prenant cette quête en mains et à bras le corps, avec un mélange de dynamisme et de grande décontraction. Il s'est ainsi emparé des fourneaux de l'auberge du premier acte et cuisine lui-même avec ses deux sbires reconvertis en marmitons : comme dans une émission culinaire, avec cuisine ouverte face à son public qu'il régale de sa voix, de sa truculente présence et en faisant valser les ingrédients. Sa plus grande violence est à destination des gousses d'aïl et des citrons, tranchant, éminçant, humant, goûtant, faisant même flamber. De quoi mettre l'eau à la bouche et rappeler le lien indissociable entre la bonne chère et la bonne chair, d'autant que le public a même de quoi se lécher les babines pendant les changements de plateau : une voix off féminine ou masculine lit avec une sensualité franchement érotique des recettes de cuisines tirées du fameux Guide culinaire d'Auguste Escoffier (qui a formé les brigades et les goûts raffinés des palaces).
L'hédoniste dévoile aussi son libertinage assumé et décontracté (notamment lorsqu'il se retourne et montre au public qu'il ne porte absolument rien sous son bas de tablier). Il laisse aussi percer sa cruauté prédatrice, par des gestes de mâchoire carnassiers.
S'il finit toutefois en satyre dans cette satire, c'est moins en bête à cornes qu'en âne (comme dans le livret) et même davantage en lapin bondissant sur le plateau avec des oreilles en baguettes de pain : dans le plein esprit de ce grand finale, "dans ce monde, tout est farce". Dans ce monde de Shakespeare, Boito, Verdi et Kosky donc, la direction d'acteur subtile et intense, réglée comme une cuisine d'Escoffier, puise dans la vis comica de chaque geste de chaque personnage et de chaque interaction à chaque moment de l'œuvre. Chaque mimique, course poursuite, claque ou courbette de culbuto sert la grande tradition bouffonne et l'esprit de cette œuvre. Barrie Kosky, perfectionniste, explique et montre encore à sa voisine à l'entracte comment tel personnage aurait dû prendre une perruque avec encore plus de lenteur et de dégoût : rappelant la haute précision du burlesque et combien il est visiblement ravi d'avoir pu aller jusqu'à un tel détail avec cette équipe et en cette maison (en prolongeant le travail de création de cette production effectué l'été dernier à Aix : notre compte-rendu).
Un tel personnage principal trônant dans une telle galerie de caractères et dans un tel travail scénique doit toutefois trouver un interprète à sa mesure : il se nomme Christopher Purves. Son Falstaff est interprété dans toute la dimension de son personnage et de ses caractères, roulant du rouleau pâtissier et des mécaniques, dansant le disco ou du hard-rock. La richesse du jeu ne vient pas faire obstacle à la voix, à l'inverse et réciproquement : le dynamisme d'un tempérament entier renforce et se traduit par la puissance du timbre, de la ligne, du volume. Le chant polychrome dans les teintes de la jouissance, avec une touche de noirceur, vibre amplement (juste trop dans les passages forte qui ne percent de fait plus la fosse).
Les deux acolytes de Falstaff sont très dynamiques et impliqués, contribuant grandement au comique de situation et au mouvement du plateau. Le Bardolfo de Rodolphe Briand est un serviteur zélé et dévoué comme un animal de compagnie. La voix surgit ainsi, sans avoir peur du jappement et de divers effets vocaux comiques (comme pour ses camarades au plateau) mais de fait avec un appui sûr et un timbre précis. Pistola campé par Antonio di Matteo est très impressionnant de stature et de timbre, caverneux et menaçants mais pas dans la projection, formant ainsi un habituel duo de serviteurs en oxymore.
En riche bourgeois Ford, Stéphane Degout joue pleinement le personnage et à domicile, triplement au moins : lyonnais, formé aux métiers de bouche dans une autre vie et inondant dans celle-ci les réseaux sociaux de ses petits plats, et surtout pleinement à l'aise dans ce rôle vocal et théâtral. L'interprète a la classe empruntée aux rôles royaux dont il a l'habitude, et rivalise de classe avec lui-même dans les différentes teintes de ses costumes et de sa voix. La ligne vocale élégante et ample se déploie toujours aussi puissamment et intensément, à la mesure de ces lieux. Le timbre comme une broche d'acier soutient une grande agilité vers des démonstrations de souffle. En un mot, physiquement et vocalement : il ne manque pas de toupets, d'autant que la mise en scène joue des perruques comme d'un élément central de comédie (Ford l'a très gominée et pourchasse les traces de Falstaff en chassant ses postiches de plus en plus longs et blonds).
Les quatre "joyeuses commères" comme les nomme Shakespeare, sont sorties de la fin des trente glorieuses. La riche couleur de chaque robe dialogue avec les motifs du papier peint au point même que Falstaff, comme pour s'imposer dans leur décor, ira jusqu'à se faire confectionner un costume complet du même motif en mode camouflage (comme l'espion de César dans Astérix et Cléopâtre ou l'artiste chinois Liu Bolin). Décors et costumes sont d'ailleurs signés par la même personne : Katrin Lea Tag.
Mais le quatuor féminin coloré ne se laisse bien entendu pas avoir et en fait voir de toutes les couleurs à Falstaff. Dans un geste ironique, elles reprennent même le contrôle culinaire avec une farandole de gâteaux et pièces de plus en plus montées, comme leur stratagème et là aussi colorées comme leurs voix ensemble. La partition de Verdi leur demande en effet de contribuer de concorde à de grands accords, voire même de prolonger les unes pour les autres les mêmes mots et les mêmes notes, avant de les distinguer dans les mouvements fugués et des passages solistes.
Alice Ford incarnée par Carmen Giannattasio déploie le plus grand lyrisme, plus ample et rond que ses camarades mais un peu plus aussi que sa matière vocale. Mrs Quickly par Daniela Barcellona déploie l'amplitude de ses graves avec une grande rondeur lyrique mais un médium quelque peu étouffé ou serré dans les aigus. La voix d'Antoinette Dennefeld en Mrs Page s'appuie sur un médium à l'image de son jeu, impliqué et contrôlé.
Les résonances aiguës colorées de Giulia Semenzato vont avec son personnage et son jeu en Nanetta, jeune fille amoureuse, mais la voix ne manque pas de volume pour être toujours audible dans cette grande salle. Le médium et le timbre sont fermes et savent s'étoffer en s'appuyant sur la clarté d'articulation.
Son ténor amoureux Fenton est en costume-cravate mais culottes courtes, traduisant pleinement le caractère et les aspirations du personnage mais aussi la voix de son interprète Juan Francisco Gatell. Ses phrasés et sa tessiture sont distendus, entre des aigus placés claironnants et un médium manquant de matière et un peu de souffle. La projection s'en ressent parfois mais l'investissement est constant dans l'articulation, la relance d'appuis et la recherche de décrochements vocaux.
Enfin, le rôle du Docteur Caïus est l'unique changement dans la distribution par rapport à l'été dernier : Francesco Pittari (à la place de Gregory Bonfatti à Aix) a des appuis de baryténor soutenant des élans lyriques mais comme dans une étuve avant de pleinement sortir du fourneau de son gosier.
Le Chœur maison s'implique tout aussi intensément et pleinement, rien qu'en sortant la tête des coulisses avant de bondir à travers la scène en agitant des voiles noires et leurs bras dans la forêt de Windsor au dernier tableau (qui garde le même béton du décor et se dessine par le contraste des lumières de Franck Evin), assumant l'aspect parodique et amateur. Tout l'inverse de leurs voix pour eux aussi, donc également et pleinement complémentaires. Le son est aussi investi que le jeu, riches et colorés comme leurs masques protecteurs peinturlurés (encore un élément faisant de la contrainte une richesse fouillée et pensée jusqu'au moindre détail). L'Orchestre est également à l'image de ce plateau et du directeur musical Daniele Rustioni : bondissant et précis. La finesse et la légèreté du contrepoint nourrit la grande justesse des timbres et des accords.
Cette première première lyrique levant les limitations de jauge (effectivement acclamée par une salle pleine et enthousiaste, qui ne fait pas la fine bouche devant cette fine bouffe) poursuit et renforce les liens de la maison avec le Festival d'Aix-en-Provence et lance pleinement le mandat du nouveau Directeur Richard Brunel, qui a tenu à se présenter au public avant le lever du rideau, et à remercier tout le public au nom des équipes de la maison. Des remerciements initiaux auxquels répondent de tonitruantes acclamations à la fin du spectacle.