Tristan et Isolde, double prise de rôle prêt-à-porter et sur-mesure pour Kaufmann & Harteros à Munich
Deux mannequins de magasins de prêt à porter représentent la première image de cette production et le couple d'amants légendaire, universel et éternel. L'histoire de Tristan et Isolde est à ce point emblématique, humaine (l'essence même de l'amour impossible, sublimé jusqu'à la mort) qu'elle semble inspirer tous les drames amoureux à travers les siècles et qu'elle peut même se reconnaître dans l'image justement la plus prosaïque et reproduite à l'infini : celle d'un couple réifié en mannequins. Mais ces mannequins s'animent bientôt, révélant qu'ils cachent des êtres animés sous leur apparence pétrifiée : une illustration aussi littérale qu'éloquente de la puissance du mythe et de l'opéra qui, même reproduits à l'infini, avec codes et rituels, conservent le pouvoir magique de raviver les flammes (celles du philtre d'amour et de mort).
Les mannequins prennent vie et donnent ainsi symboliquement vie au début du spectacle, en passant de l'immobilité à la lenteur, qu'ils transmettent à tous les interprètes. Warlikowski poursuit ainsi son schéma dramaturgique habituel : plaçant des personnages engoncés par leurs habits, leurs statuts sociaux et leurs rôles tragiques dans un univers immobile (les mannequins sur le bateau de Tristan et Isolde fonctionnent exactement comme les têtes de papier mâché et dans les mêmes boiseries que son Don Carlos, le prêtre et l'inquisiteur de Don Carlo ont fusionné ici en Kurwenal, la lenteur luttant contre l'inéluctable immobilité rappelle ici l'univers de son Iphigénie en Tauride, le philtre bu dans un calice christique non loin d'un mobilier design de série lui aussi est pris dans un cabinet à liqueurs et autre pharmacie qui hante les plateaux de Warlikowski, pour ne citer que quelques exemples des nombreuses auto-références du metteur en scène). Jonas Kaufmann finit ici (comme très récemment pour les interprètes d'Aida à Bastille) en ventriloque d'un mannequin qui prend sa place parmi une série de poupées-enfants : autant de prochains Tristan reproduits. Le metteur en scène poursuit la clarté de son travail en filant une série de métaphores sur les amours impossibles tout au long de cet opus : deux oiseaux volant au-dessus d'une mer infinie en vidéo, deux têtes de faunes empaillés, le dédoublement des personnages et de leurs projections en vidéos (réalisées par Kamil Polak), toujours en symétrie, dans un décor et jusqu'aux motifs de papier peint symétriques. Ce travail renforcé par des lumières (de Felice Ross) très verticales et contrastées est toutefois difficile à apprécier avec l'interprétation de ces interprètes et dans cette réalisation audiovisuelle qui rompent régulièrement le rythme et la symétrie par des mouvements brusques (du corps et de la caméra).
Toutefois, le résultat scénique ressemble encore moins (et même nullement) à la manière dont le metteur en scène explique son propos en interview : Tristan serait imaginé par Isolde, sorti d'un coma après une guerre au XXe siècle et les amants iraient de nulle part vers un entre-deux mondes en passant par une chambre d'hôtel et avant cela une institution pour orphelins. La mise en scène pose ainsi une fois encore la question fascinante de (sa)voir si et comment un prêt-à-porter peut devenir haute couture.
Pour ce faire, Munich a réuni des musiciens d'exception. Les rôles-titres sont confiés au duo ténor-soprano stellaire souvent considéré comme top, modèle musical. L'événement que représente le premier Tristan en version scénique intégrale de Jonas Kaufmann n'a cessé de croître en importance pour le monde de l'opéra contemporain et en impatience pour le public, à mesure que le ténor vedette gagnait en popularité et accroissait son répertoire jusqu'à s'approcher de ce sommet. L'artiste a pris tout son temps, élargissant progressivement son catalogue et sa vocalité, prenant et reprenant les plus grands rôles bel cantistes et wagnériens, avant d'approcher Tristan d'abord acte par acte et en version de concert, pour finalement venir offrir au rôle ses qualités éprouvées et réunies d'intensité et de contraste. L'articulation modèle trouve dans les longs phrasés wagnériens tout le temps de déployer des paroles chéries, comme sacrées par l'articulation délicate et intense à la fois. Le corps vocal est assuré au point de déployer toute son intensité et d'autoriser de nombreux décrochements vocaux, tous maîtrisés comme ses aigus crescendo soulevés sans être tirés.
Anja Harteros est certes la partenaire de scène la plus emblématique pour Jonas Kaufmann, elle n'accompagnait cependant pas -encore- le ténor dans les sommets wagnériens du répertoire. La soprano marque donc d'emblée (dès le début de l'œuvre et au début de chaque phrase) un grand impact vocal par ses accents toniques pour (s')affirmer (dans) cette musicalité intense. La chanteuse peut convoquer son appui poitriné pour les graves et déploie sa longueur de phrase notamment dans les registres et nuances intermédiaires. La prestation bénéficie de surcroît d'une grande maîtrise des effets dramaturgiques, d'une intelligence dans l'intensité musicale et théâtrale. En somme toutes ses qualités sont convoquées pour compenser la nécessité de raccourcir un peu les phrases puissantes (beaucoup les aigus). Toutefois, le métier et l'habitude de ces deux grands artistes (leur accoutumance à chanter et à chanter ensemble) les mènent à se renforcer mutuellement, progressivement, jusqu'aux sommets dramatiques et musicaux.
Leur déploiement vocal est aussi pleinement permis et soutenu par l'Orchestre d'Etat de Bavière qui parvient à déployer toute l'intensité de ses timbres, couleurs et nuances (et même les océans orchestraux) sans jamais saturer ni couvrir le timbre ou le placement des chanteurs, au contraire. Le maestro Kirill Petrenko est aussi bien suivi par ses musiciens que par son public, qui l'applaudit très chaleureusement au début de chaque acte.
Mika Kares campe un Roi Marke glacial, avec constance dans son interprétation (celle aussi du travail du metteur en scène), au point de marcher un peu sur des œufs. Pas vocalement toutefois, son immense articulation égalant sa stature physique et la rondeur de son timbre. La partition se charge de la puissance émouvante de ce roi trahi, prolongée toutefois par les aigus élancés de l'interprète.
Mika Kares- Tristan et Isolde par Krzysztof Warlikowski (© Wilfried Hösl) | Wolfgang Koch& Manuel Günther- Tristan et Isolde par Krzysztof Warlikowski (© Wilfried Hösl) |
La voix opulente d'Okka von der Damerau en Brangäne se déploie pleinement dans le médium et s'anime encore dans l'aigu. Kurwenal en prêtre a la voix vaillante et tenue de Wolfgang Koch mais qui ne déploie pas l'amplitude du timbre, puis continue de déployer avec sa puissance le creux entre les écarts de son large vibrato.
Sean Michael Plumb assume pleinement son rôle de Melot d'une intensité appuyée mais aussi un peu vile et tremblante. Manuel Günther en jeune marin ouvre le plateau vocal avec l'expressivité d'un phrasé vivant et varié, animé sans se perdre. Dean Power est un berger empressé et animé mais non moins émouvant qu'ému, traduisant son inquiétude face au destin de Tristan. Le timonier de Christian Rieger garde bien le cap vocal. Le Chœur maison compose un équipage animé, peu organisé sur le plan rythmique mais proposant de fait des individualités intéressantes.
Le spectacle marque de nombreux points d'orgue, de débuts et de fins : de prises de rôles et d'adieux, d'une saison si particulière et de parcours à travers des projets artistiques. Il est acclamé par le public et par les musiciens en fosse qui agitent des mouchoirs (ce n'est qu'un au revoir) puis également par les spectateurs réunis devant l'écran géant extérieur, les artistes venant également y saluer.