Musique (et guerre) avant toute chose au Verbier Festival
Il y est question de guerre, de morts, d’une atrocité ayant à jamais marqué l’Histoire du sceau d’une horreur indicible et indélébile. Pourtant, le public ressort de là le cœur en paix et l’âme en joie, à regretter que la lumière se soit rallumée, et que la musique ait cessé. Curieuse impression, donc, que celle laissée par ce spectacle baptisé “Escape to paradise : Los Angeles 1943”, fruit d’un nouveau travail mené conjointement par Thomas Hampson et Daniel Hope, qui en assure la direction musicale. Il y a deux ans, les deux artistes s’étaient déjà produits en cette même église de Verbier pour évoquer l’année 1938 à Berlin, avec ses pages musicales illustrant le conflit mondial naissant. Cette fois-ci, place au début des années 1940 vue du côté des Etats-Unis, pays encore en paix quand les morts ne se comptent déjà plus sur un Vieux-Continent en proie à la barbarie nazie. Un monde en guerre contre un monde en ébullition artistique, l’un finissant par nourrir l’autre : ainsi peut être résumée la trame d’un spectacle mêlant musique, narration, mais aussi pédagogie et enseignements historiques multiples.
Des hommes qui se battent en Europe, donc, et d’autres qui s’ébattent gaiement en Amérique au son du jazz, du swing ou du blues, et de chansons issues de comédies musicales ou de films hollywoodiens. A cette époque, les premières “bobby-soxers” (annonçant les groupies) applaudissent et adulent Sinatra, Broadway fourmille de créations diverses, et une nouvelle génération d’artistes émerge d’une culture afro-américaine en pleine émancipation, de Billie Holiday à Count Basie en passant par Charlie Parker ou Ella Fitzgerald et Louis Armstrong (pour ne citer qu’eux). Des artistes et des spectacles qui remplissent salles et cabarets, alors même que l’Europe se déchire au son des bombes et des mitrailleuses. C’est cela que rappelle d’abord ce spectacle, qui offre de redécouvrir de fameux standards nés à l’époque sur cette terre américaine si fertile. Tel ce “I’ll never smile again until I smile at you”, chanson écrite par Ruth Lowe et largement popularisée par Sinatra, qui ouvre le spectacle sur des sonorités plongeant l’audience dans une ambiance d’un autre temps, fleurant bon l’insouciance et le bon-vivre au pays de l’American Dream. Tel, aussi, ce standard signé Elton Britt, “There’s a star spangled-banner waving somewhere”, chanson patriotique par excellence (l’une des favorites du Président Roosevelt, apprend-on), ou encore cet extrait de la comédie musicale Oklahoma, “Oh what a beautiful morning”, popularisé par Bing Crosby. Le début des années 1940 aux USA, une époque où Spike Jones, avec la voix drôlatique et moqueuse d’un Donald raillant le régime nazi, chante “Der Fuehrer’s face”, et où Glenn Miller, avec son trombone envoûtant et son “Army Air Force Band”, se trouve à son apogée, sa Moonlight Serenade ayant traversé les époques pour venir, près de 80 ans plus tard, ravir encore et toujours un public réuni au cœur d’une vallée des Alpes suisses.
La Californie, “paradis” pour musiciens en exil
Mais arrive 1943, année où les Etats-Unis sont désormais en guerre eux aussi, et où la musique devient un instrument du conflit. Les Allemands l’ont compris, ainsi que nous le rappelle également le récit : un big band, “Charly and his orchestra”, soutenu par le Troisième Reich, tourne en dérision les standards américains en les reprenant à des fins de propagande nazie, et des musiques anti-américaines émergent même des Etats-Unis et du Murphy Ranch, repère de nazis en pleine Californie. La Californie où, ayant fui la dictature, des musiciens allemands en exil laissent exprimer leur mélancolie dans leurs productions d’alors, à l’image de Kurt Weill, Bertolt Brecht, Erich Wolfgang Korngold ou Arnold Schoenberg (pour qui Los Angeles était un “paradis”), dont le présent spectacle remet en lumière le si expressif Kol Nidre, musique religieuse d’inspiration juive ici retranscrite pour petite formation.
La guerre, l’exil, la fuite. Et la musique avant toute chose, donc, d’un bout à l’autre d’une fresque historique venant ici se conclure sur la Libération de Paris, la découverte de l’horreur des camps, la mort d'Hitler, Hiroshima et l’usage de la bombe atomique. Autant de faits historiques racontés par la musique, par l’usage de quelques bandes-son (extraits des actualités radiophoniques de l’époque), et par le récit précis, chronologique et richement documenté dont Thomas Hampson et Daniel Hope se partagent la lecture (en anglais, et sans sous-titrage). Le premier mêle évidemment la parole à la voix, et ne manque pas de solliciter son toujours noble instrument de baryton en plusieurs occasions : dans un standard de Cole Porter, “You’re the Top” (ici dans une version détournée par la propagande nazie), dans “The Ballad of the Soldier’s wife” du duo Brecht-Weill, et même dans la Chanson d’Automne de Charles Trénet (dont le vers initial, Les Sanglots longs des violons de l’automne, a servi à annoncer le débarquement allié, sur la BBC, le 6 juin 1944). Autant d’interventions dans lesquelles Thomas Hampson se montre généreux en émission (même s'il est d'habitude plus profond et sonore), le medium restant valeureux et l’aigu vaillant, quoique parfois court en souffle. Mais le baryton fait ici ce qu’il doit faire, et avec brio et générosité : servir son propos par les justes humeurs (enjouées ou solennelles), se muer en crooner ou en chanteur de variété (ce qu’il fait avec gourmandise, en roulant gaiement les “r”), et se montrer intelligible dans son propos (il y parvient, malgré un anglais quelque peu fermé en bouche).
Daniel Hope pousse la chansonnette, lui aussi, entonnant sous les traits d’un soldat candide (et un peu paresseux) la chanson d’Irving Berlin “Oh I hate to get up in the morning”, extrait du film This is Army de Michael Curtiz. Mais c’est surtout violon en mains que l’artiste atteint son plus haut degré d’excellence, sachant passer avec une même musicalité, et une même technique d’orfèvre, d’un répertoire jazzy à un répertoire plus classique. L’archet, en parfaite fusion avec les cordes, ne cesse jamais de dégager une puissante et sensible sonorité, comme dans cet extrait du Concerto pour violon de Korngold, d’où ressort ici toute la mélancolie et le lyrisme éloquent. De son violon virtuose, Daniel Hope mène sur le chemin de l’excellence l’ensemble instrumental formé pour l’occasion par Stéphane Logerot à la contrebasse, Lawrence Power à l’alto, Julien Quentin au piano et par le prodige Sheku Kanneh-Mason au violoncelle. Encore étudiant à la Verbier Academy il y a quatre ans, ce dernier attire particulièrement l’attention avec son jeu fougueux et son vibrato passionné, ses coups d’archets généreux et sonores, et la dextérité, sur toute l’étendue de l'instrument, d’une main gauche aux doigts d’or. Mention particulière, dans la prestation de cet ensemble, pour l’interprétation du Trio à cordes de Gideon Klein, aux sonorités angoissantes et funèbres (son compositeur mourra en déportation), ici exhumé avec une pleine puissance expressive.
Une prestation collective et un spectacle remarqués, dont la gravité historique du propos tend à s’effacer devant cette profusion de belles mélodies et de chansons porteuses de tant d’émotions et de sentiments, tel cet autre standard du jazz, “It’s been a long long time” (dans une version de Bing Crosby diffusée en fond sonore), qui vient ici conclure les deux heures d’un spectacle qui, contrairement à la guerre, n’a certainement pas donné l’impression d’avoir duré une éternité.