Pelléas et Mélisande capté à l’Opéra de Lille : mise en abîme lyrique et théâtral
C’est dans l’obscurité que baigne le Pelléas et Mélisande de Daniel Jeanneteau : une scène dénudée, des costumes épurés et une cavité béante qui sert de lac, de fontaine et finalement de tombe au pauvre Pelléas amoureux – tel un trou noir qui aspire tous les personnages gravitant autour de cette fosse abyssale où Mélisande se penche toujours plus en avant... Mais ce gouffre n’est pas qu’un abîme désolé et sa présence permet également de mettre en valeur l’intensité de la relation entre les deux jeunes amants : à l’acte III, Pelléas et Mélisande tournent et courent l’un après l’autre autour du fossé – ici devenu balcon –, dans un instant empli de mouvement qui contraste avec les longs gestes et la distance solennelle existant entre Golaud et son épouse dans la première partie de l’opéra. Après la mort de Pelléas cependant, le cratère est finalement rebouché, à la hâte semble-t-il, comme pour vite enterrer et oublier le jeune homme, et empêcher l’arrivée imminente d’un autre drame – mais il est trop tard et déjà, Mélisande expire.
Outre cette béance caverneuse qui trône au centre de la scène, ce sont les cheveux courts de Mélisande qui frappent, interloquent le public (elle qui chante “Mes longs cheveux descendent jusqu’au seuil de la tour”). Certes, ce n’est pas la première fois que l’héroïne en est privée, qu’ils soient coupés ou attachés (retrouvez notre compte-rendu de la mise en scène signée Bob Wilson à l’Opéra de Paris), mais c’est ici une coupe rebelle, à la garçonne que porte Mélisande. Une fois encore, l’absence ne fait qu’accentuer la présence et le spectateur se prend, guidé par les gestes des acteurs, à imaginer les longues mèches glisser entre les doigts de Mélisande et se nouer autour des bras de Pelléas. Cette union des gestes renforçant celle des costumes complémentaires de Pelléas et Mélisande, accentue d’autant les douleurs et l’écart avec le malheureux Golaud (à l’inverse de Pelléas, qui, sauf à la fin, porte du blanc, son personnage est toujours vêtu de noir, présence effacée et menace invisible à la fois). Toutefois, autre surprise, le choix de la couleur rouge pour habiller Mélisande, couleur surprenante pour ce personnage éthéré, mais Vannina Santoni livre au public une héroïne moins rêveuse qu’insouciante, empreinte de vivacité malgré la tristesse éperdue qui caractérise Mélisande et qui n’est pas oubliée. La soprano déploie un chant clair et précis, suivant une ligne pure et sans trouble, à l’articulation nette. La voix, dans ses moments les plus dramatiques, expose des nuances offensives qui correspondent au caractère déterminé, voire manipulateur, qu’incarne la cantatrice.
À ses côtés, Julien Behr est un Pelléas simple et amoureux, mais pas en reste pour autant. Son timbre clair de ténor (tessiture plus rare pour le rôle) émeut le spectateur et se mêle avec sensualité à la voix de sa compagne de chant. Alexandre Duhamel est, quant à lui, un Golaud à l’aura austère et sinistre, guidée par la voix puissante et riche en nuances du baryton-basse. Impressionnant de carrure, il terrifie le public dans la scène où il interroge le petit Yniold juché sur ses épaules et installe une insoutenable tension au moment de la mort de Pelléas (acte IV). Malgré ces cruautés, Alexandre Duhamel arrive toutefois à faire transparaître dans son chant la douleur de son personnage et parvient par là à toucher sensiblement le spectateur par son effroyable détresse.
Marie-Ange Todorovitch, qui incarne Geneviève, a quelques difficultés à la lecture de la lettre de Golaud, qui manque de naturel et est ici rapportée de façon trop saccadée. Quant à Jean Teitgen, il soutient un excellent Arkel, sévère dans son costume sombre, mais sensible, malgré une attitude très pressante envers Mélisande. Les basses de Mathieu Gourlet (le Berger) et de Damien Pass (le médecin) sont élégantes et solennelles. Enfin, le jeune Hadrien Joubert, de la Maîtrise de Caen, est un Yniold plein d’innocence et de délicatesse : c’est d’ailleurs là une façon de renouer avec les premières représentations de l’époque où le fils de Golaud était en effet incarné par un enfant.
L’orchestre lui aussi cherche à renouer avec le temps de Debussy : sous la baguette de François-Xavier Roth, qui vient de prendre la direction de l’Atelier lyrique de Tourcoing, l’ensemble Les Siècles (jouant sur les instruments de l'époque des œuvres) interprète pour la première fois l’opéra de Debussy avec une aisance impressionnante, colorée de mille nuances. Les interludes, d’une grande importance ici, sont magnifiés par la finesse des timbres des cordes et des vents d'antan, sans que les éclats de violence de la partition ne soient en reste.
À l’image de son abîme central aspirant toute tentative de vie, la mise en scène de Daniel Jeanneteau évoque un drame des plus captivants, dans toute la primitivité et la nudité de l’action. Seule, Mélisande périt finalement et paraît alors son enfant, petite fille identique à elle, qui traverse une scène abandonnée par le monde, jusqu’à ce que résonnent les dernières notes et que tombe le rideau.